La plus célèbre des barricades est celle édifiée à Paris le 5 juin 1832 rue de la Chanvrerie. Si Hugo n’avait pas magnifié sa résistance dans Les Misérables, nul n’en aurait entendu parler: l’insurrection manquée de juin 1832 restant de l’ombre de celles, victorieuses, de 1830 (chute du Charles X) et de 1848 (fin de la monarchie).
La barricade de la rue de la Chanvererie (joignant la rue Saint-Denis à la rue Mondétour, une rue disparue lors du percement de la rue Rambuteau), appuyée sur le cabaret Corinthe de la veuve Hucheloup et ses deux serveuses, Matelotte et Gibelotte. Un grand nombre de personnage du roman convergent vers la barricade: Marius, l’amoureux de Cosette, et ses amis insurgés, étudiants et ouvriers, socialistes et républicains, Enjolras, Cobeferre, Courfeyrac Bossuet Joly et Bahorel, mais aussi le vieux Mabeuf, le doux botaniste, le jeune Gavroche, et le policier Javert venu les espionner.

Gavroche et le vieux Mabeuf à la tête des insurgés

Gavroche et le vieux Mabeuf à la tête des insurgés

« Cependant, en quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été dépavées ; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage et renversé le baquet d’un fabriquant de chaux appelé Anceau, ce baquet contenait trois barriques pleines de chaux qu’ils avaient placées sous des piles de pavés ; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes les futailles vides de la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les barriques de chaux ; Feuilly, avec ses doigts habitués à enluminer les lames délicates des éventails, avait contre-buté les barriques et les baquets de deux massives piles de moellons. Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. Des poutres d’étai avaient été arrachées à la façade d’un maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’un homme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.
« Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. Gibelotte allait et venait chargées de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade ; elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi.

« Rien de plus bizarre et de plus bigarré que cette troupe. L’un avait un habit veste, un sabre de cavalerie et deux pistolets d’arçon, un autre était en manches de chemise avec un chapeau rond et une poire à poudre pendue au côté, un troisième plastroné de neuf feuilles de papier gris et armé d’une alêne de sellier. Il y en avait un qui criait:
Exterminons jusqu’au dernier et mourrons au bout de notre bayonnette! Celui-là n’avait pas de bayonnette. Un autre étalait par-dessus sa redingote une buffleterie et une giberne de garde national avec le couvre-giberne, orné de cette inscription en laine rouge: ordre public. Force fusils portant des numéros de légions, peu de chapeaux, point de cravates, beaucoup de bras nus, quelques piques. Ajoutez à cela tous les âges, tous les visages, de petits jeunes gens pâles, des ouvriers du port bronzés. Tous se hâtaient, et, tout en s’entr’aidant, on causait des chances possibles, – qu’on aurait des secours vers trois heures du matin, – qu’on était sûr d’un régiment, – que Paris se soulèverait. Propos terribles auxquels se mêlaient une sorte de jovialité cordiale. On eût dit des frères; ils ne savaient pas les noms les uns des autres. Les grands périls ont cela de beau qu’ils mettent en lumière la fraternité des inconnus. »

Deux barricades sont construites en équerre, toutes deux appuyées sur le Corinthe, la grande sur la rue de la Chanverie, la petite sur la rue Mondétour. Jean Valjean arrive à son tour, dans l’intention de sauver Marius
La barricades et canonnée et attaquée. Le vieux Mabeuf est foudroyé lorsqu’il relève le drapeau rouge couché par la mitraille. Epomine « un peu amoureuse » de Marius meurt en le sauvant. Les munitions s’épuisent et Gavroche est tué à son tour en allant ramasser dans la rue les cartouches sur les cadavres des soldats.
Lorsque l’on s’aperçoit que l’insurrection ne prend pas, on se résout à résister jusqu’à la mort: « Montrons que, si le peuple abandonne les républicains, les républicains n’abandonnent pas le peuple. ». Quand on décide de faire partir les défenseurs en surnombre, personne ne veut partir, on oblige les pères de familles à quitter la barricade. Et le dernier acte se joue le 6 juin.

« Chacun choisit sa place comme au spectacle. On s’accote, on s’accoude, on s’épaule. Il y en a qui se font des stalles avec des pavés. Voilà un coin de mur qui gêne, on s’en éloigne ; voici un redan qui peut protéger, on s’y abrite. Les gauchers sont précieux ; ils prennent les places incommodes aux autres. Beaucoup s’arrangent pour combattre assis. On veut être à l’aise pour tuer et confortablement pour mourir.

« Les assaut se succédèrent. L’horreur alla grandissant. Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvererie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise.

« Le canon, sans faire de brèche praticable, avait assez largement échancré le milieu de la redoute ; là, le sommet de la muraille avait disparu sous le boulet, et s’était écroulé ; et les débris, qui étaient tombés, tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur, avaient fini, en s’amoncelant, par faire, des deux côtés du barrage, deux espèces de talus, l’un au dedans, l’autre au dehors. Le talus extérieur offrait à l’abordage un plan incliné.
« Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit. La masse hérissée de bayonnettes et lancée au pas de gymnastique arriva irrésistible, et l’épais front de bataille de la colonne d’attaque apparut dans la fumée au haut de l’escarpement. Cette fois c’était fini. Le groupe d’insurgés qui défendait le centre recula pêle-mêle. »

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C’est dans le cabaret qu’ont lieu les derniers combats:

« Rien ne manqua à la prise d’assaut du cabaret Hucheloup ; ni les pavés pleuvant de la fenêtre et du toit sur les assiégeants et exaspérant les soldats par d’horribles écrasements, ni les coups de feu des caves et des mansardes, ni la fureur de l’attaque, ni la rage de la défense, ni enfin, quand la porte céda, les démences frénétiques de l’extermination.

« Quelques instants après, les soldats délogeaient les derniers insurgés au haut de la maison. Ils tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier. On se battait dans les combles. On jetait des corps par les fenêtres, quelques-uns vivants. Deux voltigeurs ; qui essayaient de relever l’omnibus fracassé, étaient tués de deux coups de carabine tirés des mansardes. Un homme en blouse en était précipité, un coup de bayonnette dans le ventre, et râlait à terre. Un soldat et un insurgé glissaient ensemble sur le talus de tuiles du toit, et ne voulaient pas se lâcher, et tombaient, se tenant embrassés dans un embrassement féroce. Lutte pareille dans la cave. Cris, coups de feu, piétinement farouche. Puis le silence. La barricade était prise. »

Enjolras face au peloton, est rejoint par l’ivrogne Grantaire. Grantaire avait cuvé son vin pendant la bataille et, faute de n’avoir combattre, se précipite devant le peloton pour au moins partager d’exécution de son camarade. Marius seul est sauvé, emmené inconscient par Jean Valjean, dans ce qui donne à Hugo l’occasion de la troisième grande envolée épique du roman (après la bataille de Waterloo et la prise de la barricade): la traversée des égouts de Paris.