Rédigé en 1965 au Mexique et publié deux ans plus tard, en Argentine, en rencontrant un succès immédiat et durable (vendus à trente millions d’exemplaires, traduits en 35 langues, il reste dans la liste des 100 meilleurs livres de tous les temps), Cent ans de solitude (Cien años de soledad) raconte la destinée de la famille Buendía sur sept générations et du village imaginaire de Macondo qu’elle habite. Les lecteurs du chef d’oeuvre de Gabriel García Márquez, se souviendront de l’épisode de la grève de la bananeraie, – en tout cas de sa répression et de l’effaçage de toute trace du massacre avec la noria de train allant jeter les cadavres à la mer. L’épisode est historique.

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A l’aube du XXe siècle, les gisements de pétrole, d’or, de platine et d’autres métaux précieux sont quasiment offerts à des entreprises américaines ou anglaises. On leur cède de vastes territoires pour l’exploitation de la banane, du cacao, du tabac et du caoutchouc, sur lesquels elles constituaient de véritables états dans l’état. C’est ainsi que l’United Fruit Company (les fameuses « Chiquita »…) s’installa dans la région caribéenne de Santa Marta.

Dans une plantation colombienne de l'United Fruit

Dans une plantation colombienne de l’United Fruit

Le développement d’un vaste prolétariat minier et agricole surexploité, et l’influence de la Révolution soviétique, vont engendrer les premières organisations politiques et syndicales dans les années 1920, comme l’USTM (Union Syndicale des Travailleurs du Magdalena) ou le Parti socialiste révolutionnaire, (devenu en 1930 le Parti communiste colombien). Mobilisations et grèves arrachent des premiers droits. Confronté au mécontentement social et à la « menace communiste », le gouvernement conservateur, l’oligarchie et la hiérarchie ecclésiastique (au sein de laquelle on trouve les plus grands propriétaires terriens), firent promulguer en octobre 1928 la Loi de défense sociale, qui loi définissait comme « subversive » l’action revendicatrice, politique et sociale des syndicats et des organisations populaires.

En 1927, tandis que les USA consomment approximativement 16 millions de régimes de bananes par an, 25.000 personnes travaillaient dans les plantations de United Fruit, avec des journées de douze heures minimum. Elles ne percevaient pas de salaire en argent : on leur donnait des bons qui ne pouvaient être utilisés que dans les boutiques de l’entreprise, en échange de produits importés depuis les Etats-Unis par les bateaux qui avaient transportés les bananes. Les travailleurs dormaient entassés dans des cabanes insalubres et n’avaient pas accès aux soins médicaux. Le syndicat présenta un cahier de doléances: augmentation salariale, amélioration des conditions de travail, reconnaissance des droits syndicaux, paiement du salaire en argent.

L'empire caribéeen de l'United Fruit

L’empire caribéeen de l’United Fruit

Les négociations, qui n’avançaient pas, furent suspendues lorsque la Loi de défense sociale fut approuvée. L’United Fruit refusa le cahier de doléances, le qualifiant de « subversif ». Les travailleurs se mirent en grève le 12 novembre 1928. L’United Fruit exigeant la présence de l’armée, le président Abadía Méndez déclara l’état de siège dans la zone, et chargea le général Carlos Cortés Vargas d’en finir avec la subversion.

Le 5 décembre, on convoqua les grévistes au village de Ciénaga sous prétexte d’y recevoir le gouverneur qui allait probablement participer aux négociations. A sa place vint le général Cortés Vargas qui ordonna la dissolution de toute réunion de plus de trois individus et menaça de tir,er sur la foule si nécessaire. Deux heures plus tard, alors que 1.500 grévistes, souvent accompagnés de leurs femmes et enfants, refusaient de vider les lieux, le général donna l’ordre aux soldats placés sur les toits et armés de mitrailleuses d’ouvrir le feu. Ceux qui ne moururent pas sur le coup furent achevés à la baïonnette ou enterrés vivants dans des fosses communes. On embarqua dans les trains de l’entreprise des centaines de cadavres qui furent jetés à la mer comme les bananes de mauvaise qualité.

Ouvriers massacrés de l'United Fruit

Ouvriers massacrés de l’United Fruit

Les survivants furent poursuivis. Par centaines, ils furent battus et emprisonnés, tandis que des tribunaux militaires jugeaient rapidement les leaders ouvriers. La tuerie dura plusieurs jours, jusqu’à ce que, malgré la censure de la presse, la nouvelle se répande à travers le pays et que des manifestations éclatent. Le général Cortés Vargas reconnut neuf morts. Le gouvernement, treize. En fait, le nombre dépassait 1.500 (deux ans plus tard, une commission d’enquête du Congrès découvrit des fosses communes), mais l’United Fruit et le gouvernement firent comme s’il ne s’était rien passé : le général Cortés Vargas signa pour les travailleurs un « accord professionnel » (qui prévoyait la réduction des salaires…) et fut promu directeur de la Police nationale. Il fut finalement destitué, non pas pour le massacre des bananeraies mais pour l’assassinat d’un jeune manifestant, le 8 juin 1929 à Bogota. Il s’agissait d’un étudiant issu de l’élite de Bogota, fils d’un ami du président Abadía Méndez.

Retour de chasse (à gauche le président Abadía Méndez, à droite le général Cortés Vargas), caricature de 1930).

Retour de chasse (à gauche le président Abadía Méndez, à droite le général Cortés Vargas), caricature de 1930).

L’United Fruit n’a jamais changé une formule qui gagne: elle perpétue de sa politique de corruption des « élites » (un de ses représentants disait qu’au Honduras, un député coûtait moins cher qu’une mule) et de massacre des forces syndicales et progressistes. Son pire fait d’arme est le putsch militaire au Guatemala en 1954. Un gouvernement élu proposait une réforme agraire nuisible aux intérêts de l’United fruit (qui possédait 70% des terres privées du pays et y employait 100.000 ouvriers) Suite à une enquête du Département de la Justice des USA Chiquita Brands (nouveau nom d’United Fruit) a versé en 2007 25 millions de dollars aux groupes paramilitaires responsables, selon l’ONU, de 80% des morts du conflit armé colombien.

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