En 1954, les autorités de Washington furent choqués quand des soldats américains faits prisonniers lors de la guerre de Corée déclarèrent vouloir rester en zone communiste, reniant publiquement les USA. Pour les Américains, la dénonciation de la guerre impérialiste par ces soldats ne pouvait être sincère. Les communistes pouvaient donc « laver les cerveaux », modeler les personnalités et les consciences. Les USA ne pouvaient continuer à se laisser distancer dans ce nouveau domaine de la course aux armement: la Brain Warfare, la guerre du cerveau était lancée.
Il allait aboutir au « Kubark Counterintelligence Interrogation » (KUBARK est le nom de code que la CIA s’était donné pendant la guerre froide), un manuel exposant la manière de briser la volonté d’un prisonnier. Rédigé en 1963, il fut déclassifié 1997 (en partie seulement, la CIA censurant de nombreux passages) suite à une démarche de journalistes invoquant la loi sur la liberté de l’information.
En 1954, 31 prisonniers de guerre US firent le choix de rester en zone communiste; certains y fondèrent un famille, d’autres rentrèrent ultérieurement aux USA
La CIA ne partait pas de zéro. En 1950, avec le programme Bluebird, elle avait administré des milliers de doses de LSD, une substance qui venait d’être découverte à des cobayes. Le programme fut rebaptisé Artichoke puis MK-Ultra. La CIA tua plusieurs de ses cobaye, en rendit fou ou handicapé de nombreux autres, mais dû finalement admettre que le LSD n’était pas l’outil adéquat pour « retourner » un prisonnier ou lui faire révéler ses secrets.
En avril 1956, deux professeurs de médecine de l’université Cornell, Harold Wolff et Lawrence Hinkle, remirent à la CIA un rapport sur les « méthodes de contrôle communistes ». Selon eux, la clé des méthodes communistes étaient un héritage des techniques tsaristes. L’isolement, combiné avec le stress des interrogatoires, plongeait les prisonniers dans le syndrome « DDD », pour Debility, Dependency and Dread: faiblesse (physique et psychique), dépendance et détresse. Des sujets affectés du syndrome DDD sont désespérément dépendants de leurs geôliers pour la satisfaction de leurs besoins de base, ils éprouvent des réactions de peur et d’anxiété intenses. Selon le rapport, les communistes n’appliquaient ces techniques que de manière routinière et empirique. Il était possible de faire mieux en les refondant sur une base scientifique.
Air du temps: dans The Manchurian Candidate (roman de 1959, film de 1962), les communistes lavent le cerveaux de prisonniers de guerre américains pour en faire leurs créatures.
En 1955, la CIA avait créé une fondation écran, la Society for the Investigation of Human Ecology, qui injecta dans les universités des millions de dollars pour financer les recherches. Le docteur Donald Hebb, de l’université McGill, étudia les effets de l’isolement radical. Après quelques heures passées à porter un casque isolant sur les oreilles, confinés dans une sorte de caisson fermé, les yeux obstrués, le corps recouvert de mousse, les sujets éprouvaient des difficultés de concentration, des troubles des facultés cognitives, des hallucinations visuelles, l’impression d’être détachés de leur corps – l’identité même du sujet avait commencé à se désintégrer.
Expérience de privation sensorielle
Ces expériences furent reprises et radicalisées par le docteur Ewen Cameron, directeur de l’Allan Memorial Institute of Psychiatry à Montréal. En 1957, son étude sur les « effets de la répétition de signaux verbaux sur le comportement humain » fut financée par la Society for the Investigation of Human Ecology et intégré au projet MK-Ultra. Cameron testa pendant des années sur des patients non consentants sa méthode visant à effacer leur personnalité. Les individus étaient plongés dans des comas artificiels, soumis à des séances d’électrochocs à répétition, enfermés pendant des jours dans des boîtes de privation sensorielle et exposés à des messages audio diffusés en boucle du type « Ma mère me hait ». Les cobaye de Cameron ont souffert toute leur vie des effets de ses expériences.
Donald Ewen Cameron, ancien président de l’American Psychiatric Association, de la Canadian Psychiatric Association et de la World Psychiatric Association – qui fit pour la CIA des expériences cruelles sur ses patients à leur insu
L’essentiel pour la CIA était la preuve que l’isolement radical et la privation sensorielle désorientaient et affaiblissaient les sujets, provoquaient une régression psychique rendant réceptif à la suggestion. Et à ce stade, les techniques de l’entretien psychiatrique étaient les plus efficaces pour prendre le relais. En résumé: il fallait provoquer le déséquilibre psychiatrique, en réduisant le sujet à un noeud d’angoisses, de stress et de dépendance, puis le « rééquilibrer » dans le sens voulu. Répondre aux questions de l’interrogateur apportant le soulagement.
(à suivre)