La répression « douce » (soft repression) est moins visible que la répression policière et judiciaire « dure » mais peut-être tout aussi destructrice – et parfois davantage. Impulsée par le pouvoir, elle met en œuvre les forces répressives mais aussi et surtout des acteurs non-étatiques, à commencer par les médias. Elle agit par des mécanismes comme la stigmatisation, le dénigrement ou l’isolement social. En apparence, aucune violence n’est infligée, mais les bases même de la lutte sont minées.
Le premier degré
Le premier degré de la répression douce est le black out : on invisibilise la force ou dynamique révolutionnaire, on tait ses activités, ou pour le moins on les minimise jusqu’à les faire paraître négligeables. Alors que les premiers efforts des groupes militants tendent généralement vers l’augmentation de leur force et de leur influence, le black out creuse un écart démoralisant entre l’effort à fournir et le résultat obtenu.
Le deuxième degré
Lorsque la force et la dynamique révolutionnaires sont perçues comme une menace pour laquelle le black out ne joue plus son rôle, la répression douce, dans son deuxième degré, prend une forme contraire : elle sera cacophonique, elle va saturer l’espace de narratifs, de commentaires et d’étiquettes, pour attaquer la réputation et l’image publique de la force ou de la dynamique révolutionnaire, des idées radicales. Pour cela, les luttes et les objectifs sont déformés et des étiquettes caricaturales sont apposées, effrayantes, infamantes, ridiculisantes.
On a vu un tel glissement s’opérer avec l’organisation Classe contre classe ! et son premier mai révolutionnaire où, après des années de black out médiatique, une campagne d’articles hostiles, remarquablement semblables quel que soit le média, a été déclenchée.
L’impact de cette deuxième étape de répression douce se manifeste aux niveaux des personnes, des organisations et de l’ensemble du mouvement révolutionnaire. Examinons ces trois niveaux avant d’aborder la troisième et dernière degré de la répression douce.
– au niveau individuel
Les militants se voient donc accolé des étiquettes caricaturales, soit effrayantes (« extrémiste », « antisémite », « casseur », « terroriste » et ses déclinaisons comme « écoterroriste », etc.), soit ridicules (« bobos », « fils à papa », « woke », etc.), soit les deux (« islamo-gauchiste »). Ces mots sapent la légitimité des militants dans leur entourage. Il s’agit d’une guerre psychologique qui va bien au-delà du simple dénigrement. Elle crée un climat de méfiance autour des militants. Ceux et celles qui auraient pu les soutenir hésitent à le faire par crainte d’être contaminés par cette réputation toxique. L’objectif est clair : isoler les militants non seulement physiquement, mais moralement, les couper du tissu social dans lequel ils tentent d’agir. La répression douce cherche à les transformer en parias, des figures dont il est dangereux de s’approcher.
Le plus grande victoire de la répression douce réside dans sa capacité à rendre les militants leur propre bourreau. Face à l’intensité de la stigmatisation, les militants commencent à se surveiller eux-mêmes. Ce n’est plus l’État ou la police qui répriment leurs actions, mais la peur de ce que leurs gestes, leurs paroles, leurs postures pourraient nourrir. Un climat de prudence excessive s’installe. Les déclarations radicales sont évitées, les actions plus audacieuses sont abandonnées. Peu à peu, l’espace d’action se réduit, non par une force extérieure, mais par une autocensure dictée par la peur d’alimenter la caricature, de « se faire mal voir ». Le militant n’est plus brisé par des coups ou des emprisonnements, mais il s’enferme dans un cadre mental de prudence et d’inertie, dans une quête d’approbation. Cela restreint non seulement sa liberté, mais nuit aussi sa capacité de mobiliser d’autres autour de lui. La créativité, l’imagination, l’audace révolutionnaires, sont sacrifiées – et finalement l’identité et le projet eux-mêmes.
Comment se protéger, au niveau individuel, de la répression douce ?
Le premier rempart contre la répression douce est idéologique. Plus le militant sera assuré de ses convictions, moins il sera sensible à la répression douce. Il convient donc, pour cette raison et pour mille autres plus importantes encore, de fonder son engagement sur une base idéologique solide. Cela signifie non seulement lire de la théorique politique, mais aussi mener une véritable réflexion sur son engagement, sur ses objectifs, sur ce qu’on est prêt à endurer et ce qu’on espère gagner, sur ses valeurs, etc.
Le second rempart est technique. Les militants doivent savoir comprendre les mécanismes de la répression douce, reconnaître ses manifestations, et ne pas tomber dans le piège de l’autocensure.
Le troisième rempart est mental. Les militants doivent se préparer à cette guerre des nerfs car même si l’on sait que les attaques viennent des cercles de la répression, le fait qu’elles affectent l’entourage social et politique – parfois même familial et amical – peut constituer une épreuve pénible.
Chaque militant qui, touché par la répression douce ou, tout simplement par la fatigue, doit pouvoir compter sur un réseau de soutien amical et solide, capable de l’aider à surmonter le stress, l’isolement ou le découragement. Chaque militant doit aussi être capable de discerner chez ses camarades (qu’ils soient ou non de son organisation) des signes de démoralisation pour lui tendre la main et se tourner vers une solution collective. Il ne s’agit alors plus simplement de survivre à la répression, mais de s’en nourrir pour renforcer les déterminations individuelles et collectives.
Plus la répression douce pousse à la modération, plus les militants doivent assumer leur radicalité. Ce n’est qu’en restant fermement ancrés dans une perspective révolutionnaire que l’on peut résister à l’érosion idéologique. Chaque concession à la répression est une victoire pour le système. Le projet révolutionnaire doit rester intact, même si sa réalisation semble lointaine ou inaccessible.
– au niveau des collectifs et organisations
La répression douce ne se contente pas de cibler les individus ; elle s’attaque aux collectivités en tant que telles. Les organisations militantes, et notamment celles qui s’affichent ouvertement dans l’espace public, sont stigmatisées et dénigrées de manière systématique. Elles sont qualifiées de dangereuses, violentes, extrémistes. Les groupes seront attaqué parce qu’ils ont de plus radicaux, pour les faire refluer dans la norme. Un groupe qui, parmi mille actions, aura fait une action violente sera désormais un groupe caractérisé par la violence. Ce narratif est largement diffusé, non seulement par les autorités, mais aussi par les politiciens, les publicistes, les médias, créant un fossé entre les forces militantes et le reste de la société.
La délégitimation se répand dans l’opinion publique, les caricatures les plus grossières, à force d’être martelées dans des registres différents et par des acteurs différents, deviennent des idées reçues. La propagande douce trouve alors mille relais inconscients, et il en résulte une pression telle que les personnes potentiellement alliés des organisation s’en distancient. Les organisations perdent ainsi leur capacité à mobiliser, à rassembler des soutiens, et se retrouvent isolées, piégées dans un cycle de méfiance. Ce processus, lent mais implacable, vise à rendre les mouvements militants socialement invisibles, réduits à des groupuscules sans influence réelle.
Mais la répression douce n’agit pas seulement par cet affaiblissement par délégitimisation. Elle agit aussi de manière corrosive dans la manière dont les organisations posent de problème de la conquête de la légitimité. La tension entre le besoin d’un enracinement social et le besoin d’une rupture visible d’avec le système place souvent les collectifs et organisations révolutionnaires sinon dans des contradictions, du moins dans des dilemmes tactiques et des problèmes d’économie des forces. La répression douce agit précisément sur cette tension et fait en sorte que les problèmes soient mal posés, donc jamais résolus.
Face à cette pression extérieure créé par la répression douce, faute d’identifier clairement le problème, les collectivités s’effritent. Certaines factions, cherchant à se maintenir à flot, optent pour une modération stratégique, tentant de se conformer aux normes plus « acceptables » (c’est-à-dire le cadre définis par l’État et les médias). D’autres, refusant cette capitulation, adoptent des positions plus radicales, se radicalisant par exemple dans l’action directe. Les collectifs et organisations perdent leur cohésion, leurs objectifs se brouillent. Le fossé s’élargit entre les “modérés” valorisant le travail de parole dans la société et les “radicaux” valorisant la rupture d’avec l’état. Les « radicaux » s’isolent, tandis que les « modérés » s’alignent peu à peu sur les discours dominants. Le collectif ou l’organisation dans son ensemble se fragmente, ce qui est un mal en soi, mais cette fragmentation elle-même nourrit la perte de confiance. Il y a ici un effet boule de neige : la répression douce fait perdre de l’énergie et de la force révolutionnaires, et plus elle progresse dans ce sens, plus les résultats de son travail (perte de confiance des individus, fragmentation des collectivités) amplifient et nourrissent les effets de son travail.
Face à cette délégitimation systématique, la réponse doit être offensive. Les collectifs et organisations doivent non seulement se défendre des attaques, mais surtout les retourner contre ceux qui les orchestrent. Il est impératif de développer des stratégies de communication autonomes, capables de non seulement de déconstruire les narratifs toxiques diffusés par les médias, mais de mettre ces médias en accusation comme relais des campagnes de diffamation. Chaque tentative de stigmatisation doit être dévoilée comme une manœuvre politico-policière.
Les collectifs et organisation résisteront aussi en soignant l’unité par la stratégie collective. La fragmentation peut être évitée si l’organisation reste ancrée dans une vision commune, une ligne claire et assumée, et des discussions stratégiques rigoureuses. C’est l’adhésion collective à une stratégie révolutionnaire qui permet de maintenir la cohésion et d’éviter les scissions. La victoire ne réside pas dans l’adaptation défensive, mais dans la résistance offensive.
– au niveau du mouvement
L’un des effets fondamentaux de la répression douce est d’isoler le mouvement révolutionnaire dans son ensemble de la société. Ce sont de fait non seulement les militants et les organisations mais les causes et les principes de la gauche révolutionnaires sont stigmatisés ou ridiculisés (la solution à un état pour la Palestine devient « antisémitisme « ; la critique des privilèges de genre devient « wokisme », l’exercice de la violence révolutionnaire devient « vandalisme gratuit », « recherche du frisson individuel », « violence apolitique », etc.) En les stigmatisant, en les associant à des idées détestables ou ridicules, l’État parvient à créer une barrière psychologique entre le mouvement et ceux qu’ils cherchent à mobiliser. Cette forme d’isolement est une stratégie d’attrition : elle épuise les forces militantes en coupant leurs connexions sociales, en les laissant se battre seuls contre des forces écrasantes.
Le mouvement, devenu marginalisé, privé de soutiens externes, se retrouve dans une impasse. Il n’a plus les ressources pour maintenir des actions à grande échelle, il est incapable d’avoir un impact significatif.et ses appels à la mobilisation restent lettre morte. Il redevient invisible, non plus parce qu’un black out est fait autour de lui, mais parce qu’un « cordon sanitaire » le coupe de la réalité sociale, des luttes concrètes
Cet isolement entraîne une conséquence désastreuse sur le plan idéologique : l’imagination politique se réduit, l’audace disparaît. Les forces qui auraient dû être investies dans la création d’alternatives radicales sont redirigées vers la gestion de la survie quotidienne. Le mouvement cesse d’être un force révolutionnaire, une dymanique transformatrice de la société, il devient un milieu, est espace social ne pouvant espérer mieux que sa reproduction, avec son petit train-train et ses petites guèguerres. La répression douce érode donc lentement les perspectives révolutionnaires, transformant les luttes de libération en simples efforts pour maintenir le statu quo.
Le véritable danger de cette réduction de l’imagination politique réside dans la normalisation de la défaite. Peu à peu, les militants acceptent l’idée que la radicalité est impraticable, que des compromis sont nécessaires pour survivre. La répression douce n’écrase pas directement le rêve révolutionnaire, elle le rétrécit jusqu’à ce qu’il devienne insignifiant.
La répression douce concerne le mouvement non seulement parce qu’elle concerne toutes ses composantes, elle concerne le mouvement tel qu’en lui-même, dans son ensemble, dans sa diversité et malgré ses divisions et contradictions. La résistance offensive à la répression douce doit donc se faire au niveau individuel, au niveau organisationnel, mais aussi au niveau du mouvement dans son ensemble. Quand la répression douce attaque une des composantes du mouvement, c’est tout le mouvement qui en souffre et qui, en définitive, est attaqué.
La première est réponse dans dans la politique d’alliance. Et faut nouer des liens sinon stratégiques, du moins solidaires avec des groupes à sa gauche et à sa droite, avec des groupes plus « radicaux » et plus « modérés » – le vrai critère étant ici l’honnêteté de l’engagement révolutionnaire. Chaque connexion élargit le champ d’action, offre de nouvelles ressources, de nouveaux soutiens, sapent les campagnes d’isolement de la répression douce. Ces alliances doivent être forgées sans compromis sur les objectifs révolutionnaires. Elles doivent servir de levier pour renforcer le mouvement, non pour le modérer, ni même pour faire perdre les spécificités de ses parties constitutives.
Le troisième degré
Le troisième degré de répression douce implique la fabrication délibérée de faux. On ne déforme plus, on ne caricature plus, on construit des mensonges (avec faux documents, faux témoignages, etc.) dans deux objectifs :
– L’éternel objectif de nuire à la lutte radicale dans l’opinion publique, généralement en présentant les forces qui sont contre le système et contre l’état comme des forces qui veulent s’en prendre au peuple ou qui pour le moins ont des intérêts tout autres que ceux du peuple. C’est ainsi que la presse allemande a annoncé que la Fraction Armée Rouge voulait empoisonner l’eau des grande ville ou tirer des roquettes sur des stades de football.
– L’objectif de provoquer des crises internes pour faire imploser les organisations et mouvements radicaux. C’est ainsi que le FBI a produit des faux pour que les membres des Black Panthers s’entre-soupçonnent d’être des policiers infiltrés, sapant ainsi la confiance au sein de l’organisation et provoquant des scissions dévastatrices.
Bien entendu, le passage du deuxième au troisième degré, comme le passage du premier au deuxième, est déterminé par la perception de l’importance de la menace. Cette gradation évoque la formule de Ghandi qui, longtemps confronté au puissant appareil colonial britannique, avait une bonne expérience de la répression : « Tout bon mouvement traverse cinq phases : indifférence, raillerie, abus, répression et respect ». Les mécanismes du pouvoir se sont raffinés au point de faire de chacune de ces phases (y compris de la dernière sous forme de la récupération par voie de reconnaissance/cooptation) les degrés d’une stratégie contre-révolutionnaire.
La répression douce au troisième degré, (on le voit bien aux exemples donnés), implique un niveau d’affrontement tel qu’elle est presque le simple adjuvant d’une répression dure, avec son cortège d’arrestations, d’emprisonnements, et finalement d’exécutions extra-judiciaires. La répression douce au troisième degré s’apparente à la propagande de guerre donc elle reprend les grands principes et dont le génocide de Gaza nous offre encore un splendide exemple.
Être vigilant, être déterminé, être solidaire
Lutter contre la répression douce, c’est d’abord en connaître l’existence et en identifier les manifestations. D’un côté, elles sont faciles à repérer parce qu’elles sont omniprésentes, mais d’un autre côté, il est parfois difficile de distinguer les agents de cette répression des personnes (politiques ou journalistes) qui en sont les relais inconscients, parce qu’elle ont assimilés et tiennent pour vraies les catégories propagées par la répression douce. Des années et des décennies de répression douce permettent de constituer toute une doxa, d’impacter toute l’idéologie de la société, de faire passer ses catégories dans le sens commun.
Les effets de la propagande douce se combattent en soignant la qualité idéologique, politique et stratégique de son engagement politique, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif/organisationnel. La répression douce peut être mise en échec, et même être transformée en défaite pour l’ennemi, par une réaction offensive contre ses acteurs et ses relais, qu’ils soient conscients et inconscients, car la seule manière d’amener ces derniers à se distancier de leur rôle, c’est de le mettre en évidence, et cela du journaliste établi à l’apprenti influenceur
Cette réaction offensive passe aussi en tournant en ridicule ou en retournant des formules stigmatisantes : les formules écrites sur les gilets, pancartes et banderoles des Gilets Jaunes désignés comme « casseurs » en ont offerts de merveilleux exemples : « Les vrais casseurs sont chefs d’État », « Les premiers casseurs sont les briseurs d’espoir » , « Les casseurs de vies condamnent les casseurs de vitrines la blague », « Les vrais casseurs sont en costards », « Les casseurs prennent la Bastille. Les casseurs obtiennent les congés payés. Et en 2019 ? », etc.
Enfin la répression douce, en tant qu’opération idéologique touchant largement la société, concerne tout le mouvement révolutionnaire, même si c’est une organisation qui est visée en particulier. Une démarche solidaire fait partie de cette nécessaire réaction offensive. Tenter de se démarquer, sur le mode « nous on n’est pas comme ça » d’une force révolutionnaire attaquée par la répression douce, équivaut, pour un groupe engagé dans des sables mouvants, à escalader en panique les épaules du voisin : cela précipite la catastrophe pour tous.
Secours Rouge de Belgique, décembre 2024.