Le 17 mai, Joël Charbit, Shaïn Morisse et Gwenola Ricordeau publient « Brique par brique, mur par mur, une histoire de l’abolitionnisme pénal » (chez Lux), une histoire transnationale en français de l’abolitionnisme pénal. À l’occasion de la sortie du livre et de leur venue à Toulouse le vendredi 24 mai pour une soirée de présentation, nous avons interviewé Shaïn et Gwenola.
Shaïn est doctorant au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Gwenola est professeure associée en justice criminelle à l’université de l’État de Californie, Chico. Elle est notamment l’autrice de Pour elles toutes. Femmes contre la prison (2019), Crimes et peines. Penser l’abolitionnisme pénal (2021) et 1312 raisons d’abolir la police (2023). Les rencontres que nous avions organisées en juin 2021 et janvier 2023 lors de la sortie de ses deux précédents ouvrages avaient été l’occasion de discuter des critiques radicales du système pénal et de l’abolitionnisme. Nous continuons et élargissons ici cette discussion nécessaire.
1- Vous retracez une histoire de l’abolitionnisme pénal à travers l’histoire et les différents continents. Pouvez-vous définir ce que c’est ?
Shaïn : L’abolitionnisme pénal est un courant de pensées et de luttes qui, en se développant de manière systématique dès la fin des années 1960, a voulu dépasser la critique réformiste de la prison, puis, plus tard, également celle du système pénal et d’autres systèmes de contrôle répressifs. La critique abolitionniste ne vise pas seulement le fonctionnement de ces institutions, mais aussi leur rationalité, leurs fonctions sociales et politiques, et finalement, leur légitimité même. Les abolitionnistes considèrent que ces institutions sont profondément inefficaces dans les fonctions qu’elles prétendent remplir (dissuasion, réinsertion, sécurité, etc.), inopérantes dans leur approche des situations, mais aussi destructrices, notamment parmi les groupes sociaux précarisés et racisés qu’elles visent en priorité. En bref, comme ces institutions créent plus de problèmes qu’elles ne permettent d’en résoudre, il s’agit de les abolir, selon différents types de stratégies. Simultanément, il s’agit de construire des approches, des solutions pratiques et des modes de régulation sociale alternatifs, qui impliquent non seulement une transformation des rapports sociaux mais aussi des structures sociales inégalitaires qui les sous-tendent.
2- Quel est votre projet avec ce livre ? Donner des ressources et des outils pour lutter contre le système pénal ?
Gwenola : D’abord, il faut souligner que nous avons fait le choix d’une écriture collective. Ce type d’écriture oblige à une modestie de point de vue, car elle fait apparaitre des désaccords, cela oblige à beaucoup discuter et à reconnaitre qu’on ne fait que proposer une interprétation qui devra être discutée par d’autres. Par ailleurs, nous nous appuyons sur nos travaux académiques respectifs, mais nous sommes également abolitionnistes. Donc nous avons essayé d’écrire « en abolitionnistes », c’est-à-dire en réfléchissant à ce que nos savoirs, ancrés dans des disciplines académiques, pouvaient apporter sur le terrain des luttes. À vrai dire, cette démarche de va-et-vient entre le terrain des luttes et de la recherche est typique de l’histoire abolitionniste et nous ne faisons qu’y contribuer.
Si notre livre ne fournit pas un bilan de l’histoire abolitionniste, il y a clairement une intention didactique dans notre démarche. On a voulu retracer une histoire des idées et luttes abolitionnistes qui soient informative et accessible, tout en étant un possible point de départ pour écrire ou écouter d’autres histoires de ces idées et de ces luttes. Cette accessibilité passe bien sûr par l’écriture, qu’on espère la moins jargonnante possible, mais aussi par de nombreux encarts sur certains mouvements ou ouvrages phares. Il y a également, en annexe, une FAQ dans laquelle on répond aux questions fréquemment posées aux abolitionnistes. On espère que le découpage du livre contribue aussi à sa lisibilité : plutôt qu’une approche chronologique qui oblige à lire les chapitre dans l’ordre, on a opté pour un découpage du livre autour de chapitres qui peuvent (presque) se lire séparément (l’histoire des idées, l’abolitionnisme en France, en Europe, aux USA et un bilan de la manière dont on peut « penser l’abolitionnisme »).
3- L’histoire est riche des combats menés par les prisonniers pour dénoncer le système pénal, en France, en Europe occidentale et aux USA, une histoire occultée par la bourgeoisie et peu connue dans le milieu militant. C’était important pour vous de faire vivre cette histoire ?
Shaïn : Oui, notre livre témoigne de la richesse de l’histoire de l’abolitionnisme pénal, dans ses forces et ses écueils, et montre la réflexivité critique du mouvement, qui, depuis plus d’un demi-siècle, n’a cessé de réévaluer ses théories, ses stratégies, ses cibles et ses pratiques. Indirectement, il entend rendre des coups au récit réformiste de l’humanisation et de la modernisation que les institutions pénitentiaires livrent d’elle-même, et montre l’importance, souvent occultée, des luttes abolitionnistes, et plus généralement des mouvements de prisonnier.es, dans ces processus. Il vise aussi à rendre justice à cette tradition née de part et d’autre de l’Atlantique, en réfutant les discours souvent ignorants qui l’envisagent simplement comme une importation des « campus américains », et qui l’attaquent sans la comprendre véritablement. Après des décennies de durcissement pénal, durant lesquelles la plupart des forces « progressistes » ont fini par céder au cadrage sécuritaire conservateur et réactionnaire, on espère que ce premier essai d’histoire générale de l’abolitionnisme pénal contribuera à alimenter l’imagination abolitionniste et à donner envie de réinvestir des stratégies plus offensives, qui, à partir de la reproblématisation théorique et politique des notions de crime, de justice, de sécurité et de responsabilité, visent la transformation de la société.
4- L’abolitionnisme pénal naît à la fois de l’organisation des prisonniers et de recherches théoriques et universitaires. Pouvez-vous nous expliquer ce double mouvement ?
Shaïn : L’émergence du courant abolitionniste trouve son origine directe dans la longue décennie de mouvements de prisonnier.e.s et de luttes autours des pirsons qui débute à la fin des années 1960 dans de nombreux pays occidentaux. On assiste à des mobilisations autonomes de prisonniers d’une durée et d’une intensité exceptionnelles, notamment grâce au soutien durable de groupes extérieurs. Avec les prisonniers, une variété d’individus issus de divers milieux (intellectuel, militant, étudiant, religieux et artistique) ou corps professionnels (pénitentiaire, journalistique, juridique et médico-social) cherchent à politiser et médiatiser la question carcérale. A la faveur des luttes, de leur radicalisation politique et des négociations déçues avec les autorités, beaucoup de groupes développent progressivement une stratégie abolitionniste. On relate ainsi les débuts du groupe KROM en Norvège, analysés par l’un de ses fondateurs, le sociologue Thomas Mathiesen, dans The Politics of Abolition (1974), dont la stratégie a influencé de nombreux autres mouvements à l’étranger. Par la suite, les réflexions abolitionnistes s’autonomisent quelque peu des luttes de prisonniers, à mesure que la critique s’étend à l’ensemble du système pénal, et que la volonté de construire des formes de justice et de régulation sociale alternatives se fait plus systématique.
5- De ce point de vue, les USA semblent un des pays ou la question de l’abolitionnisme pénal (prison et police) semblent le plus avancé. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Gwenola : Il est vrai que, surtout ces dernières années, notamment avec les luttes portées par Black Lives Matter et celles à la suite du meurtre de George Floyd qui ont popularisé le slogan « Defund the police » (Définancez la police), l’abolitionnisme semble plus avancé aux USA. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a une longue histoire d’une critique radicale du système pénal et de la prison, qu’on trouve par exemple chez les Black Panthers et plus largement dans le mouvement de libération africain-américain. Ce n’est pas un hasard : les prisons ont été des « universités pour les révolutionnaires », selon l’expression souvent utilisée. Au gré de la criminalisation des militant.es, il y a eu la production de réflexions critiques, mais aussi le développement de pratiques de solidarités. Par ailleurs, dans les années 1970, des textes pionniers de l’abolitionnisme ont été produits aux USA.
Pour ce qui est de la période récente, on peut dire que la question de l’abolition de la police a été une contribution majeure des USA à l’abolitionnisme, qui pensaient assez peu cette question avant les années 2010. C’est une avancée importante, qui nourrit l’imagination abolitionniste et inspire de nouvelles pratiques.
6- Vous expliquez aussi qu’il y a de nouveaux fronts d’alliance qui renouvellent l’abolitionnisme pénal, quels sont-ils ?
Gwenola : Quand on regarde la période récente, on peut en effet dire qu’il y a un renouvellement de l’abolitionnisme, notamment parce que les questions environnementales, de genre et de validisme prennent une place croissante. « Renouvellement », car la critique de l’enfermement psychiatrique a par exemple toujours été importante dans l’abolitionnisme, mais aujourd’hui, il ne s’y limite plus et il réfléchit notamment en termes de « disability justice », c’est-à-dire à une remise en cause de l’articulation qui existe entre validisme et d’autres formes d’oppression. Sur le terrain des luttes, on voit également une prise en compte croissante de la contribution de la prison à la destruction de l’environnement et du fait que la criminalisation des « pollueurs » n’est pas une réponse satisfaisante face au désastre en cours. Par ailleurs, si le féminisme « carcéral » ou « punitif » est encore dominant, les critiques qui le visent sont de plus en plus puissantes.
7- Les premières critiques faites à l’abolitionnisme concernent souvent la place des victimes. Vous y répondez à plusieurs reprises dans le livre, pouvez-vous nous en dire plus ?
Gwenola : Effectivement, c’est une critique à laquelle les abolitionnistes sont souvent confrontées, mais elle est formulée par des personnes qui ignorent tout de l’histoire et des théories abolitionnistes. Lorsqu’on s’intéresse à l’histoire de l’abolitionnisme, on voit l’importance de la préoccupation pour les victimes et du constat que le système pénal ne répond pas à leurs besoins. Aujourd’hui, cette préoccupation est au cœur des démarches de type « justice transformative » que j’ai évoquées. On peut ajouter que beaucoup d’abolitionnistes sont abolitionnistes car justement leur expérience de la justice pénale, en tant que victimes, leur a fait prendre conscience qu’elle n’a pas grand-chose à leur offrir et que la punition d’un auteur, si elle peut constituer une forme de reconnaissance du tort subi, ne comble pas les besoins fort complexes que peuvent avoir les victimes.
8-L’abolitionnisme est aussi souvent accusé d’être « utopiste »…
Shaïn : Comme tout courant qui cherche à transformer radicalement les structures sociales. Cette critique ignore la réalité du système pénal, historiquement très récent, et de son action extrêmement résiduelle (ne « traitant » qu’une infime partie des situations criminalisables), généralement inefficace et néfaste. Elle oublie aussi sa vision réductrice, désincarnée, abstraite et normative des situations et des actions humaines préjudiciables, qui ne permet pas de comprendre pourquoi elles se produisent et comment les prévenir durablement. A l’inverse, l’abolitionnisme promeut une perspective qui considère empiriquement les conflits interpersonnels et les relie aux injustices structurelles, pour pouvoir ensuite formuler un éventail de solutions stratégiques et pratiques de court, moyen et long terme – toujours à réévaluer. Il se conçoit aussi comme une « utopie réelle », ancrée dans une vision réaliste de l’humanité et de ses potentiels, et imaginant un projet global émancipateur. Partant de la question des préjudices, il cherche à inventer une nouvelle société désirable, porteuse d’autres rapports sociaux, qui ne reposent pas sur la répression et l’infliction institutionnelle de la souffrance.
8- Et pour finir, on vous pose souvent les mêmes questions, est-ce qu’il y a une question qu’on aimerait qu’on vous pose ?
Gwenola : Pour ma part, j’aimerais parler de la Palestine. Aujourd’hui, en Amérique du Nord, pour les abolitionnistes, il y a une évidence du lien entre luttes abolitionnistes et celles pour la libération de la Palestine. Je ne suis pas sûre que cela soit aussi évident en Europe. C’est donc important de le redire : pour les abolitionnistes, lorsqu’il est question de la Palestine, il n’est pas seulement question de la criminalisation de masse du peuple palestinien, de la condition des prisonnier.es palestinien.nes ou de la criminalisation de la solidarité avec la Palestine. Ces questions sont importantes, mais l’abolitionnisme est foncièrement anticolonial et on ne peut pas penser l’abolition de la prison sans penser, entre autres, une Palestine libre.