La présence dans les rassemblements de masse de manifestants masqués prêts à l’affrontement est bien entendu antérieure au black bloc. Dans ce qu’il a de spécifique, le black bloc est une réponse à la répression des manifestants sur base de photos et des vidéos. Dans le même temps, il reprend et systématise un dispositif qui allie la force de l’effet de masse à la souplesse de la multiplicité des petits groupes constitutifs indépendants. L’effet de masse permet un rapport de force contre la police, la multiplicité des parties permet l’exploitation optimale de la moindre faille du dispositif policier.
Le black bloc permet de se solidariser au moins passivement des manifestants prêts à l’action directe en leur fournissant un espace complice. Car si le black bloc a une dimension défensive, en garantissant l’anonymat et l’auto défense collective, il a aussi une dimension offensive. Il est le lieu d’où partent des attaques contres des locaux perçus comme représentant l’ennemi : agences bancaires, sièges d’administrations, franchises de multinationales, caméras de vidéo-surveillance, publicités, etc. – et bien sûr la police elle-même.
C’est donc une technique de lutte de rue et non l’expression d’un courant politique spécifique. Les modalités du black bloc ont d’ailleurs été reprises par des groupes de supporters décidés d’en découdre avec la police. Différents courants l’ont adopté (parfois ensemble, lors des mêmes événements) : anarchistes, anti-capitalistes et d’environnementalistes radicaux, antifascistes et antiracistes, syndicalistes et communistes. Même au sein d’un courant, il n’y a pas « un » black bloc organisé, mais une multiplicité de petits groupes. C’est une réalité déconcertante pour la police et la justice: en 1981 la justice allemande tentait de faire condamner 50 manifestants de Francfort comme « membres de l’organisation terroriste Black Block ».
En décembre 1980, la ville de Berlin-Ouest décide de mettre un terme aux occupations d’universités et aux squats. Des autonomes vêtus et masqués de noir sont descendus dans la rue affronter les forces de l’ordre venues les expulser. Le terme (schwarzer Block) remonte à ce moment et est attribuée à la police allemande, largement repris dans les médias.
Les manifestants des premiers black blocs s’habillaient de vestes en cuir pour se protéger des matraque de la police et de masques de ski. Les vestes de cuir ont rapidement laissé place aux Kapus (hoodies) noirs et les lunettes noires se sont généralisées. Parmi les black blocs marquant de l’époque : celui que 1.500 manifestants forment à Hambourg en 1986 pour défendre les grands squats de la Hafenstrasse et soutenir les prisonniers de la RAF ; celui de la manifestation contre la visite du président américain Ronald Reagan à Berlin-Ouest en juin 1987, et celui de la manifestation contre la réunion de la Banque mondiale et du FMI, toujours à Berlin-Ouest, en septembre 1988.
Manifestation antirépression à Hambourg (1986)
Manifestation contre le G20 à Toronto (2010)
Le première apparition d’un black bloc aux État-Unis date de 1992, lors d’une manifestation contre la guerre du Golfe à Washington, mais les black blocs ne devinrent célèbres en Amérique qu’à l’occasion du congrès de l’OMC à Seattle en décembre 1999. Pendant plusieurs heures, malgré ses effectifs et sa brutalité, la police fut débordée et des parties entières de la ville étaient aux mains des manifestants. Les banques et commerces de sociétés multinationales furent massivement attaqués (7 millions de dollars de dégâts). Les 16 et 17 avril 2000, à Washington, lors de la réunion du FMI et de la Banque Mondiale, un black bloc opta pour une tactique différente de celle de Seattle. Il concentra ses efforts sur la police, faisant reculer leurs lignes, forçant les barrages et libérant des personnes arrêtées.
Les 25 et 26 septembre 2000, un black bloc affronte la police tchèque à Prague, à l’occasion de la réunion du FMI, et un autre se forme en juin 2001, à Göteborg contre le sommet de l’UE, où la police ouvre le feu sur la foule et blesse grièvement un des manifestants. La pratique s’internationalise: des nombreux militants se rendent à ces grands « rendez-vous » pour bénéficier de l’effet de masse. Des black blocs massifs sont en première ligne des manifestations de Gênes les 20 et 21 juillet 2001, lors du G8. Les destructions furent nombreuses et la répression féroce: on compta un mort -Carlo Giuliani- et 600 blessés, et jusqu’à la torture pour des manifestants arrêtés.
Le sommet du G8 début juin 2003 à Évian, marque un progrès dans la répression préventive des black blocs. Interdictions de manifestations, filtrage, arrestations préventives, harcèlement policier violent tout le long des manifestations, etc. Par contre, lors du G8 de 2007, près de Rostock en Allemagne, près de 5.000 personnes formèrent des black blocs qui débordèrent complètement le dispositif policier. Les affrontements firent de nombreux blessés des deux côtés.
Au sommet de l’OTAN à Strasbourg , les 3 et 4 avril 2009, un black bloc d’environ 2.000 personnes occasionna pour plus de 100 millions d’euros, tandis que 1.500 personnes ont été blessées dont plus de 100 policiers et 13 pompiers. Mais à la différence de Rostock, le dispositif policier avait fonctionné : les manifestants étaient cantonnés dans des quartiers périphériques.
Strasbourg a marqué un tournant : les dispositifs policiers s’affinaient (blocages des frontières, filtrage des accès aux manifestations). A Genève, lors d’une manifestation contre l’OMC le 28 novembre 2009, un membre du black bloc sur dix a terminé la journée au commissariat. A Copenhague, le 12 décembre 2009, une grande partie du black bloc est isolée du reste de la manifestation et encerclé par la police (400 arrestations). Cette technique des arrestations préventives de masse fut employée à l’occasion du camp No Border de Bruxelles.
Le développement des manifestations en mode black bloc a donc entraîné un développement des modalités de la répression. Par exemple, l’interdiction de se masquer, et l’arrestation au plus tôt de toute personne qui se masque (en Allemagne, le geste de remonter le foulard ou de descendre la cagoule sur le nez est celui qui commande l’action répressive). En réaction se généralise l’acte de se masquer en même temps, au moment jugé possible pour la confrontation.
La manière dont la police multiplie les prises d’images (en plaçant des cameramen au sommet des immeubles, en dotant chaque unité tactique d’un vidéaste, etc.) et affine ses analyses pour identifier un manifestants par un détail (montre, tatouage, détail d’un vêtement) a commandé un raffinement dans l’uniformisation du black bloc, surtout en Allemagne et en Suisse (scotch noir masquant les singularité des vêtements, etc.). Les supporters ultra du FC Zurich allant jusqu’à adopter le même modèle de chaussures. A la tactique des raids « en coin » des policiers anti-émeutes visant à des arrestations ciblées ont répondu les « tight blocs », la protection des flancs des manifestations par des banderoles solides et solidement tenues.
Le black bloc piégé à Copenhague (2009)
Un black bloc en mode
Manifestation contre l’Expo universelle à Milan (2015)
Le black bloc a encore remporté quelques succès : plusieurs premier mai révolutionnaires à Berlin-Kreuzberg, manifestation contre le G20 à Toronto le 26 juin 2010 (quatre voitures de police incendiées), manifestation à Rome du 15 octobre 2011 (135 blessés, dont 105 policiers), 1er mai 2012 à Montréal, etc.
Et la méthode s’internationalise : Égypte en janvier 2013 lors des manifestations contre le gouvernement Morsi ou au Brésil, en octobre 2013, lors des manifestations contre la corruption et le coût de la Coupe du monde de football 2014. La manifestation à Nantes du 22 février 2014 contre le projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes fut l’occasion d’un black bloc imposant et efficace, tout comme rassemblement contre l’inauguration de la BCE à Francfort le 18 mars 2015. Les manifestations contre la loi travail à Rennes, Nantes et Paris sont encore l’occasion de manifestations en mode black bloc, avec des succès divers.
Outre leur effet immédiat, les black blocs ont produit un impact culturel conséquent mais contradictoires, engendrant parfois un simple effet de mode, mais en reposant aussi la question de la violence et de son organisation et, surtout, la question du devoir de solidarité collective (même passive, en facilitant l’anonymat d’autrui) face à la répression.