Dans le cadre de la mobilisation contre le projet de loi de « sécurité globale », le Secours Rouge Toulouse a réalisé un entretien avec Gwenola Ricordeau sur les questions que posent ce mouvement. Française installée aux États-Unis depuis quelques années, Gwenola Ricordeau est professeure de justice criminelle à la California State University, Chico. Militante de longue date pour l’abolition du système pénal, elle est notamment l’auteure de Les détenus et leurs proches. Sentiments et solidarités à l’ombre des murs (Autrement, 2008) et Pour elles toutes. Femmes contre la prison (Lux, 2019).

Crédit photo : Léopold Lambert

 

Le mouvement actuel contre la loi « sécurité globale » semble se polariser sur le retrait de la loi ou juste une partie (notamment l’article 24), qu’en penses-tu ?

 

Oui, j’observe aussi cette polarisation. L’article 24 permet au gouvernement d’avoir une marge de négociation (amender ou retirer cet article) et, tactiquement, il a un réel avantage à ce que les mobilisations se focalisent sur les images prises des policiers. En effet, la loi prévoit beaucoup d’autres dispositions, comme l’élargissement du champ d’intervention des polices municipales, l’extension des missions pour le secteur de la sécurité privée, l’utilisation des drones comme outils de surveillance… Beaucoup de dispositions qui échappent ainsi à l’attention du débat public, alors qu’il n’y a pas besoin d’être radical pour mesurer le recul qu’elles représentent pour les libertés publiques.

Les dispositions de la loi « sécurité globale » constituent une offensive sécuritaire, mais elles s’inscrivent dans une offensive plus générale, marquée notamment par le projet de loi de criminalisation des blocages et mobilisation dans les universités, une politique islamophobe et la loi à venir sur « les séparatismes ». Or cette offensive intervient dans un contexte de crise sociale majeure dans le sillage du Covid, ce qui n’est évidemment pas le fruit du hasard.

 

Crédit photo : acta.zone

 

À ton avis, est-ce que le retrait de l’article 24 est quand même important ?

 

Bien sûr, l’article 24 est scandaleux… Mais il faut dire les choses clairement : on ne peut pas réduire le débat sur les « violences policières » (on pourra revenir sur cette expression) à celui de la prise d’images de policiers ! D’abord, parce qu’il faut s’interroger sur les usages sociaux et le statut de ces images. Je vais faire une parenthèse. Pendant des années, les mouvements progressistes ont été en faveur des caméras-piétons (ou cameras embarquées) par les policiers – ce qui figure d’ailleurs dans la loi « sécurité globale » (article 21). Leur généralisation aux USA notamment a montré que leur usage n’entrainait pas une baisse du recours à la force par la police. Par ailleurs, les jurés tendent à davantage croire les images prises par la police que par des témoins. Ensuite, le fait d’avoir davantage d’images à disposition induit un nouveau standard en matière de preuve : la vraie victime, c’est celle dont on a des images… Le copwatching est une pratique de défense collective face à la police, mais il en existe d’autres. Il est d’ailleurs important de réaffirmer qu’on croit les personnes qui sont victimes de l’institution policière, quel que soit le type de violences qu’elles ont subi.

La focalisation des débats autour des violences policières sur la question des images pose un autre problème : Quelles sont les images possibles d’une violence qui fait système ? L’enfant contrôlé sur le chemin de l’école, celui à qui ses parents ont expliqué qu’il ne fallait pas courir devant la police car il est Noir ou arabe, l’enfant qui a vu un proche se faire arrêter, qui a assisté à une perquisition ou à une arrestation… Ce sont juste quelques exemples, mais il n’y a pas d’images pour cela, et pourtant cela façonne profondément l’existence de la jeunesse issue des quartiers populaires, de l’histoire coloniale et de l’immigration. Plus généralement, je pense qu’on fait face à un manque de réflexion critique sur l’usage des images. Je dis cela notamment au regard de la banalisation de l’usage des téléphones et des prises de photo dans les manifestations (voir par exemple ce texte du Collectif Auto Media Énervé ou la campagne « No photo » du Secours Rouge de Belgique).

 

Comment lutter contre les violences policières ?

 

Je pense d’abord qu’il faut éviter de mettre la focale sur les policiers ou des policiers en particulier plutôt que sur l’institution policière. On sait que cela fait partie de la ligne de défense de la police : évoquer des « brebis galeuses » et des cas individuels (des hommes possiblement fatigués, défaillants ou autre), et donc des erreurs « humaines ». Cela permet de détourner la discussion du vrai sujet : la fonction de la police. Plutôt que de dire que la police fonctionne mal, il faut au contraire dire qu’elle fonctionne très bien au regard de ce qui est attendu d’elle : protéger l’État, le système capitaliste, le racisme structurel et le patriarcat.

Les analyses qui pointent les supposés dysfonctionnements de la police s’accompagnent souvent d’une critique de l’impunité des policiers. Cette impunité est évidemment scandaleuse, mais il faut aussi voir que la responsabilisation pénale des policiers (le fait que des policiers soient poursuivis et condamnés) ne remet pas en cause fondamentalement l’institution. Cela peut même lui permettre de se dédouaner de toutes les nuisances induites par son existence en se présentant comme une institution qui prend au sérieux ses « dysfonctionnements ».

Pour dire les choses vite, les violences policières ne disparaîtront pas tant que la police existera. Et donc la meilleure manière de lutter contre les violences policières, c’est de lutter contre l’existence même de la police, donc pour son abolition.

 

Tu rejettes les expressions de « bavures policières » et de « violences policières ». Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

 

L’idée implicite, dans le terme « bavure », c’est celle du « débordement », du « dérapage », de l’« erreur ». Parler de « bavure » lorsqu’une personne a été frappée ou tuée par la police, c’est minimiser la responsabilité de l’institution. Le problème avec l’expression « violences policières » est un peu différent. Si on parle de « violences policières », on fait comme s’il s’agissait là d’un phénomène certes lié à la police, mais dont on peut discuter des moyens d’en venir à bout sans pour autant discuter de l’existence de la police elle-même. On en revient au discours en termes de « brebis galeuses » que j’évoquais précédemment.

Pour ma part, comme je l’ai dit dans cette interview pour Acta, je préfère réfléchir en termes de « crimes d’État ». Pour plusieurs raisons. D’abord, ça permet de dépasser la réduction des méfaits de l’existence de la police aux cas les plus dramatiques et au spectacle de la violence physique comme je l’ai dit tout à l’heure. Ensuite, cela permet de penser ensemble les crimes policiers et les crimes pénitentiaires et donc de parler plus généralement du système pénal (c’est-à-dire de la police, de la prison et de la justice). Enfin, je crois que l’expression « crimes d’État » dit assez bien l’absurdité d’attendre de la justice une réparation et de l’État des changements qui éviteraient que des faits similaires se produisent de nouveau. Ainsi, cela permet de mieux désigner quelle doit être la véritable cible des mobilisations politiques, c’est-à-dire l’État.

 

Tu vis aux États-Unis et là-bas il y a tout un mouvement pour l’abolition de la police. Tu peux nous en dire plus ?

 

Comme le raconte Kristian Williams dans cette interview, « le mouvement pour l’abolition de la police est issu, d’une part, du mouvement pour la responsabilisation de la police (qui visait simplement à placer la police sous une sorte de contrôle public), et d’autre part, du mouvement pour l’abolition des prisons. » Ce mouvement est né pour l’essentiel au milieu des années 2010 avec la dynamique politique de Black Lives Matter. Mais il a gagné beaucoup de force et de visibilité après la mort de George Floyd, notamment avec le mouvement #8ToAbolition (voir sa plateforme en français).

Le mouvement pour l’abolition de la police recouvre différentes tendances politiques et analyses, mais il partage un constat : les propositions de réformes de la police – qui sont toujours les mêmes (améliorer le recrutement des policiers et leur formation, plus de police « de proximité », davantage de « diversité » parmi les policiers, plus de « contrôle citoyen » de la police, etc.) – n’ont pas de réels effets. Il faut rappeler que George Floyd a été tué par la police de Minneapolis qui était citée en exemple pour toutes les reformes qu’elle avait mise en place depuis des années. Le mouvement pour l’abolition de la police partage également largement la réflexion de la militante Mariame Kaba : « Le moyen le plus sûr de réduire la violence policière est de réduire le pouvoir de la police, en réduisant les budgets et le nombre d’agents. » A partir de là, le mouvement pour l’abolition de la police s’appuie en grande partie sur la proposition de Critical Resistance, une des principales organisations abolitionnistes, de distinguer entre les réformes qui renforcent et celles qui affaiblissent la police (voir le document traduit en français par la revue Jef Klak). La revendication de « définancement de la police » qui a été l’objet de nombreuses mobilisations au printemps s’inscrit dans cette stratégie de reformes qui affaiblissent la police.

 

Peux-tu revenir sur l’abolitionnisme pénal et ses objectifs ? Penses-tu que c’est compatible avec un système capitaliste ?

 

Ce qu’on désigne par « abolitionnisme pénal » est en fait tout un ensemble de critiques radicales du système pénal et de mouvements depuis les années 1970. Il y a, en son sein, une diversité en termes d’analyses et de pratiques, selon les époques et les pays. Mais ce qui rassemble les abolitionnistes, c’est le projet d’abolir le système pénal et donc ses institutions (la police, les prisons et les tribunaux en particulier) en partant du constat de leur nuisance sociale et qu’elles assurent très mal des besoins légitimes, tels que la sécurité ou la prise en charge des victimes.

La question de la compatibilité avec le système capitaliste amène à mon sens plusieurs remarques. D’abord, il y a des courants au sein de l’abolitionnisme qui sont compatibles avec le capitalisme. Par exemple, certains mouvements qui ne se focalisent que sur l’abolition de la prison (certaines luttes anticarcérales) ont un projet qui sera sans doute, à mon avis, mis en œuvre par d’autres qu’eux ! En effet, les moyens technologiques rendront un jour l’enfermement peu rentables et socialement inacceptables. Mais une grande partie de l’abolitionnisme défend plutôt l’idée que l’abolition ne peut se penser en dehors du renversement du capitalisme. Aujourd’hui, aux USA, la proposition stratégique que j’évoquais tout à l’heure autour des reformes qui affaiblissent la police – mais aussi la prison – occupe une position centrale. En clair, il y a un mot qui n’est pas souvent prononcé aux USA, c’est « révolution »

 

Dans ton livre Pour elles toutes. Femmes contre la prison, tu exposes les théories abolitionnistes et tu en proposes une lecture féministe. Penses-tu que cette ligne politique progresse alors que l’on voit en France de grandes mobilisations féministes et anti-répressives ?

 

Le « féminisme carcéral », c’est-à-dire un féminisme qui s’appuie sur les outils répressifs de l’État (en demandant plus de criminalisation des auteurs de violences sexuelles, par exemple), est encore assez dominant en France. Il est néanmoins de plus en plus questionné, comme en témoigne le dernier ouvrage de Françoise Vergès, Une théorie féministe de la violence. Je pense que globalement, ces dernières années, l’abolitionnisme pénal a beaucoup avancé parmi les féministes. Pour autant, il reste beaucoup de travail politique à effectuer. Pour refuser que les femmes servent de prétexte à des politiques racistes et à des offensives contre les populations des quartiers populaires, issues de l’immigration et de la colonisation. Bref, pour construire un féminisme populaire et antiraciste !