Actualité de la répression et
de la résistance à la répression

La guerre civile entre Rouges et Blancs déchira la Finlande dans la foulée de la Révolution russe. Le 28 janvier 1918, le Sénat bourgeois finlandais (institué sous le tsarisme) se regroupa à Vaasa, tandis que le Conseil des Commissaires du Peuple fondé par les révolutionnaires et présidé par Kullervo Manner, se basait à Helsinki. Les relations entre la Russie et la Finlande rouge furent formalisée le 1er mars par un accord qui vit la fondation de la République socialiste de Finlande, dont l’indépendance nationale était respectée. La Finlande était alors coupée en deux par une ligne de front ouest-est passant au nord de Pori, Tampere, Heinola et Lappeenranta et penchant en direction du sud-est vers l’isthme carélien et les rives du Ladoga à proximité de la frontière finno-russe.

Du côté Blancs, les 40.000 miliciens (bourgeois, paysans riches, nobles, militaires professionnels et mercennaires) se transformèrent en une armée commandée par le général Mannerheim. Ils avaient en renfort un corps de volontaires suédois et surtout un corps expéditionnaire allemand de 12.500 hommes.

Ils vainquirent les gardes rouges (30.000 hommes, essentiellement des ouvriers et des métayers) d’abord dans la région de Tampere, en mars-avril, et immédiatement les massacres commencèrent : sur 11000 gardes rouges fait prisonniers à Tampere, la moitié est fusillée , le reste va être dirigé vers les camps de concentration.

Fin mai, l’armée blanche et ses renforts allemands avaient avaient conquis la Finlande. La guerre était finie mais la terreur blanche s’amplifiait. Après la reddition des armées rouges au tournant d’avril-mai, les Rouges furent regroupés dans des camps de concentrations, les premiers camps de concentration en Europe. Les plus grands de ces camps furent ceux de Hämeenlinna, Viipuri, Helsinki, Tampere, Riihimäki. Kotka et Lahti, le plus connu par la suite étant celui de Tammisaari.


En mai 1918, à l’issue de la guerre, les Blancs gardèrent ainsi entre 80.000 et 90.000 prisonniers (6 % de la population adulte finlandaise). Au printemps 1919, 12.500 d’entre eux étaient morts du fait de leurs conditions de détention. 68.000 travailleurs furent condamnés par des tribunaux d’exception à un total de 300.000 années de travaux forcés.
La bourgeoisie finlandaise avait triomphé du bolchevisme et se vantait d’avoir détruit le mouvement ouvrier « pour 25 ans au moins ». En 18 mois, un Finlandais adultes sur 13 (un ouvrier sur 5) avait été tué d’une manière ou d’une autre par les gardes blancs, et seulement 3.400 pendant les combats.

Les camps de concentration finlandais (1918)
Les camps de concentration finlandais (1918)
Les camps de concentration finlandais (1918)
Les camps de concentration finlandais (1918)
Les camps de concentration finlandais (1918)

Rédigé en 1965 au Mexique et publié deux ans plus tard, en Argentine, en rencontrant un succès immédiat et durable (vendus à trente millions d’exemplaires, traduits en 35 langues, il reste dans la liste des 100 meilleurs livres de tous les temps), Cent ans de solitude (Cien años de soledad) raconte la destinée de la famille Buendía sur sept générations et du village imaginaire de Macondo qu’elle habite. Les lecteurs du chef d’oeuvre de Gabriel García Márquez, se souviendront de l’épisode de la grève de la bananeraie, – en tout cas de sa répression et de l’effaçage de toute trace du massacre avec la noria de train allant jeter les cadavres à la mer. L’épisode est historique.

A l’aube du XXe siècle, les gisements de pétrole, d’or, de platine et d’autres métaux précieux sont quasiment offerts à des entreprises américaines ou anglaises. On leur cède de vastes territoires pour l’exploitation de la banane, du cacao, du tabac et du caoutchouc, sur lesquels elles constituaient de véritables états dans l’état. C’est ainsi que l’United Fruit Company (les fameuses « Chiquita »…) s’installa dans la région caribéenne de Santa Marta.

Dans une plantation colombienne de l’United Fruit

Le développement d’un vaste prolétariat minier et agricole surexploité, et l’influence de la Révolution soviétique, vont engendrer les premières organisations politiques et syndicales dans les années 1920, comme l’USTM (Union Syndicale des Travailleurs du Magdalena) ou le Parti socialiste révolutionnaire, (devenu en 1930 le Parti communiste colombien). Mobilisations et grèves arrachent des premiers droits. Confronté au mécontentement social et à la « menace communiste », le gouvernement conservateur, l’oligarchie et la hiérarchie ecclésiastique (au sein de laquelle on trouve les plus grands propriétaires terriens), firent promulguer en octobre 1928 la Loi de défense sociale, qui loi définissait comme « subversive » l’action revendicatrice, politique et sociale des syndicats et des organisations populaires.

En 1927, tandis que les USA consomment approximativement 16 millions de régimes de bananes par an, 25.000 personnes travaillaient dans les plantations de United Fruit, avec des journées de douze heures minimum. Elles ne percevaient pas de salaire en argent : on leur donnait des bons qui ne pouvaient être utilisés que dans les boutiques de l’entreprise, en échange de produits importés depuis les Etats-Unis par les bateaux qui avaient transportés les bananes. Les travailleurs dormaient entassés dans des cabanes insalubres et n’avaient pas accès aux soins médicaux. Le syndicat présenta un cahier de doléances: augmentation salariale, amélioration des conditions de travail, reconnaissance des droits syndicaux, paiement du salaire en argent.

L’empire caribéeen de l’United Fruit

Les négociations, qui n’avançaient pas, furent suspendues lorsque la Loi de défense sociale fut approuvée. L’United Fruit refusa le cahier de doléances, le qualifiant de « subversif ». Les travailleurs se mirent en grève le 12 novembre 1928. L’United Fruit exigeant la présence de l’armée, le président Abadía Méndez déclara l’état de siège dans la zone, et chargea le général Carlos Cortés Vargas d’en finir avec la subversion.

Le 5 décembre, on convoqua les grévistes au village de Ciénaga sous prétexte d’y recevoir le gouverneur qui allait probablement participer aux négociations. A sa place vint le général Cortés Vargas qui ordonna la dissolution de toute réunion de plus de trois individus et menaça de tir,er sur la foule si nécessaire. Deux heures plus tard, alors que 1.500 grévistes, souvent accompagnés de leurs femmes et enfants, refusaient de vider les lieux, le général donna l’ordre aux soldats placés sur les toits et armés de mitrailleuses d’ouvrir le feu. Ceux qui ne moururent pas sur le coup furent achevés à la baïonnette ou enterrés vivants dans des fosses communes. On embarqua dans les trains de l’entreprise des centaines de cadavres qui furent jetés à la mer comme les bananes de mauvaise qualité.

Ouvriers massacrés de l’United Fruit

Les survivants furent poursuivis. Par centaines, ils furent battus et emprisonnés, tandis que des tribunaux militaires jugeaient rapidement les leaders ouvriers. La tuerie dura plusieurs jours, jusqu’à ce que, malgré la censure de la presse, la nouvelle se répande à travers le pays et que des manifestations éclatent. Le général Cortés Vargas reconnut neuf morts. Le gouvernement, treize. En fait, le nombre dépassait 1.500 (deux ans plus tard, une commission d’enquête du Congrès découvrit des fosses communes), mais l’United Fruit et le gouvernement firent comme s’il ne s’était rien passé : le général Cortés Vargas signa pour les travailleurs un « accord professionnel » (qui prévoyait la réduction des salaires…) et fut promu directeur de la Police nationale. Il fut finalement destitué, non pas pour le massacre des bananeraies mais pour l’assassinat d’un jeune manifestant, le 8 juin 1929 à Bogota. Il s’agissait d’un étudiant issu de l’élite de Bogota, fils d’un ami du président Abadía Méndez.

Retour de chasse (à gauche le président Abadía Méndez, à droite le général Cortés Vargas), caricature de 1930).

L’United Fruit n’a jamais changé une formule qui gagne: elle perpétue de sa politique de corruption des « élites » (un de ses représentants disait qu’au Honduras, un député coûtait moins cher qu’une mule) et de massacre des forces syndicales et progressistes. Son pire fait d’arme est le putsch militaire au Guatemala en 1954. Un gouvernement élu proposait une réforme agraire nuisible aux intérêts de l’United fruit (qui possédait 70% des terres privées du pays et y employait 100.000 ouvriers) Suite à une enquête du Département de la Justice des USA Chiquita Brands (nouveau nom d’United Fruit) a versé en 2007 25 millions de dollars aux groupes paramilitaires responsables, selon l’ONU, de 80% des morts du conflit armé colombien.

Le massacre des bananeraies dans « Cent ans de solitude »
Dans une plantation colombienne de l'United Fruit
Ouvriers massacrés de l'United Fruit
Retour de chasse (à gauche le président Abadía Méndez, à droite le général Cortés Vargas), caricature de 1930).
Le massacre des bananeraies dans « Cent ans de solitude »

01/01/2000

Le black bloc

La présence dans les rassemblements de masse de manifestants masqués prêts à l’affrontement est bien entendu antérieure au black bloc. Dans ce qu’il a de spécifique, le black bloc est une réponse à la répression des manifestants sur base de photos et des vidéos. Dans le même temps, il reprend et systématise un dispositif qui allie la force de l’effet de masse à la souplesse de la multiplicité des petits groupes constitutifs indépendants. L’effet de masse permet un rapport de force contre la police, la multiplicité des parties permet l’exploitation optimale de la moindre faille du dispositif policier.
Le black bloc permet de se solidariser au moins passivement des manifestants prêts à l’action directe en leur fournissant un espace complice. Car si le black bloc a une dimension défensive, en garantissant l’anonymat et l’auto défense collective, il a aussi une dimension offensive. Il est le lieu d’où partent des attaques contres des locaux perçus comme représentant l’ennemi : agences bancaires, sièges d’administrations, franchises de multinationales, caméras de vidéo-surveillance, publicités, etc. – et bien sûr la police elle-même.

C’est donc une technique de lutte de rue et non l’expression d’un courant politique spécifique. Les modalités du black bloc ont d’ailleurs été reprises par des groupes de supporters décidés d’en découdre avec la police. Différents courants l’ont adopté (parfois ensemble, lors des mêmes événements) : anarchistes, anti-capitalistes et d’environnementalistes radicaux, antifascistes et antiracistes, syndicalistes et communistes. Même au sein d’un courant, il n’y a pas « un » black bloc organisé, mais une multiplicité de petits groupes. C’est une réalité déconcertante pour la police et la justice: en 1981 la justice allemande tentait de faire condamner 50 manifestants de Francfort comme « membres de l’organisation terroriste Black Block ».

En décembre 1980, la ville de Berlin-Ouest décide de mettre un terme aux occupations d’universités et aux squats. Des autonomes vêtus et masqués de noir sont descendus dans la rue affronter les forces de l’ordre venues les expulser. Le terme (schwarzer Block) remonte à ce moment et est attribuée à la police allemande, largement repris dans les médias.
Les manifestants des premiers black blocs s’habillaient de vestes en cuir pour se protéger des matraque de la police et de masques de ski. Les vestes de cuir ont rapidement laissé place aux Kapus (hoodies) noirs et les lunettes noires se sont généralisées. Parmi les black blocs marquant de l’époque : celui que 1.500 manifestants forment à Hambourg en 1986 pour défendre les grands squats de la Hafenstrasse et soutenir les prisonniers de la RAF ; celui de la manifestation contre la visite du président américain Ronald Reagan à Berlin-Ouest en juin 1987, et celui de la manifestation contre la réunion de la Banque mondiale et du FMI, toujours à Berlin-Ouest, en septembre 1988.

Manifestation antirépression à Hambourg (1986)

Manifestation contre le G20 à Toronto (2010)

Le première apparition d’un black bloc aux État-Unis date de 1992, lors d’une manifestation contre la guerre du Golfe à Washington, mais les black blocs ne devinrent célèbres en Amérique qu’à l’occasion du congrès de l’OMC à Seattle en décembre 1999. Pendant plusieurs heures, malgré ses effectifs et sa brutalité, la police fut débordée et des parties entières de la ville étaient aux mains des manifestants. Les banques et commerces de sociétés multinationales furent massivement attaqués (7 millions de dollars de dégâts). Les 16 et 17 avril 2000, à Washington, lors de la réunion du FMI et de la Banque Mondiale, un black bloc opta pour une tactique différente de celle de Seattle. Il concentra ses efforts sur la police, faisant reculer leurs lignes, forçant les barrages et libérant des personnes arrêtées.

Les 25 et 26 septembre 2000, un black bloc affronte la police tchèque à Prague, à l’occasion de la réunion du FMI, et un autre se forme en juin 2001, à Göteborg contre le sommet de l’UE, où la police ouvre le feu sur la foule et blesse grièvement un des manifestants. La pratique s’internationalise: des nombreux militants se rendent à ces grands « rendez-vous » pour bénéficier de l’effet de masse. Des black blocs massifs sont en première ligne des manifestations de Gênes les 20 et 21 juillet 2001, lors du G8. Les destructions furent nombreuses et la répression féroce: on compta un mort -Carlo Giuliani- et 600 blessés, et jusqu’à la torture pour des manifestants arrêtés.

Le sommet du G8 début juin 2003 à Évian, marque un progrès dans la répression préventive des black blocs. Interdictions de manifestations, filtrage, arrestations préventives, harcèlement policier violent tout le long des manifestations, etc. Par contre, lors du G8 de 2007, près de Rostock en Allemagne, près de 5.000 personnes formèrent des black blocs qui débordèrent complètement le dispositif policier. Les affrontements firent de nombreux blessés des deux côtés.

Au sommet de l’OTAN à Strasbourg , les 3 et 4 avril 2009, un black bloc d’environ 2.000 personnes occasionna pour plus de 100 millions d’euros, tandis que 1.500 personnes ont été blessées dont plus de 100 policiers et 13 pompiers. Mais à la différence de Rostock, le dispositif policier avait fonctionné : les manifestants étaient cantonnés dans des quartiers périphériques.

Strasbourg a marqué un tournant : les dispositifs policiers s’affinaient (blocages des frontières, filtrage des accès aux manifestations). A Genève, lors d’une manifestation contre l’OMC le 28 novembre 2009, un membre du black bloc sur dix a terminé la journée au commissariat. A Copenhague, le 12 décembre 2009, une grande partie du black bloc est isolée du reste de la manifestation et encerclé par la police (400 arrestations). Cette technique des arrestations préventives de masse fut employée à l’occasion du camp No Border de Bruxelles.

Le développement des manifestations en mode black bloc a donc entraîné un développement des modalités de la répression. Par exemple, l’interdiction de se masquer, et l’arrestation au plus tôt de toute personne qui se masque (en Allemagne, le geste de remonter le foulard ou de descendre la cagoule sur le nez est celui qui commande l’action répressive). En réaction se généralise l’acte de se masquer en même temps, au moment jugé possible pour la confrontation.

La manière dont la police multiplie les prises d’images (en plaçant des cameramen au sommet des immeubles, en dotant chaque unité tactique d’un vidéaste, etc.) et affine ses analyses pour identifier un manifestants par un détail (montre, tatouage, détail d’un vêtement) a commandé un raffinement dans l’uniformisation du black bloc, surtout en Allemagne et en Suisse (scotch noir masquant les singularité des vêtements, etc.). Les supporters ultra du FC Zurich allant jusqu’à adopter le même modèle de chaussures. A la tactique des raids « en coin » des policiers anti-émeutes visant à des arrestations ciblées ont répondu les « tight blocs », la protection des flancs des manifestations par des banderoles solides et solidement tenues.

Le black bloc piégé à Copenhague (2009)

Un black bloc en mode

Manifestation contre l’Expo universelle à Milan (2015)

Le black bloc a encore remporté quelques succès : plusieurs premier mai révolutionnaires à Berlin-Kreuzberg, manifestation contre le G20 à Toronto le 26 juin 2010 (quatre voitures de police incendiées), manifestation à Rome du 15 octobre 2011 (135 blessés, dont 105 policiers), 1er mai 2012 à Montréal, etc.

Et la méthode s’internationalise : Égypte en janvier 2013 lors des manifestations contre le gouvernement Morsi ou au Brésil, en octobre 2013, lors des manifestations contre la corruption et le coût de la Coupe du monde de football 2014. La manifestation à Nantes du 22 février 2014 contre le projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes fut l’occasion d’un black bloc imposant et efficace, tout comme rassemblement contre l’inauguration de la BCE à Francfort le 18 mars 2015. Les manifestations contre la loi travail à Rennes, Nantes et Paris sont encore l’occasion de manifestations en mode black bloc, avec des succès divers.

Outre leur effet immédiat, les black blocs ont produit un impact culturel conséquent mais contradictoires, engendrant parfois un simple effet de mode, mais en reposant aussi la question de la violence et de son organisation et, surtout, la question du devoir de solidarité collective (même passive, en facilitant l’anonymat d’autrui) face à la répression.

Manifestation contre le G20 à Toronto (2010)
Le black bloc piégé à Copenhague (2009)
Un black bloc en mode
Manifestation contre l'Expo universelle à Milan (2015)
Le black bloc

La plus célèbre des barricades est celle édifiée à Paris le 5 juin 1832 rue de la Chanvrerie. Si Hugo n’avait pas magnifié sa résistance dans Les Misérables, nul n’en aurait entendu parler: l’insurrection manquée de juin 1832 restant de l’ombre de celles, victorieuses, de 1830 (chute du Charles X) et de 1848 (fin de la monarchie).
La barricade de la rue de la Chanvererie (joignant la rue Saint-Denis à la rue Mondétour, une rue disparue lors du percement de la rue Rambuteau), appuyée sur le cabaret Corinthe de la veuve Hucheloup et ses deux serveuses, Matelotte et Gibelotte. Un grand nombre de personnage du roman convergent vers la barricade: Marius, l’amoureux de Cosette, et ses amis insurgés, étudiants et ouvriers, socialistes et républicains, Enjolras, Cobeferre, Courfeyrac Bossuet Joly et Bahorel, mais aussi le vieux Mabeuf, le doux botaniste, le jeune Gavroche, et le policier Javert venu les espionner.

Gavroche et le vieux Mabeuf à la tête des insurgés

« Cependant, en quelques minutes, vingt barres de fer avaient été arrachées de la devanture grillée du cabaret, dix toises de rue avaient été dépavées ; Gavroche et Bahorel avaient saisi au passage et renversé le baquet d’un fabriquant de chaux appelé Anceau, ce baquet contenait trois barriques pleines de chaux qu’ils avaient placées sous des piles de pavés ; Enjolras avait levé la trappe de la cave, et toutes les futailles vides de la veuve Hucheloup étaient allées flanquer les barriques de chaux ; Feuilly, avec ses doigts habitués à enluminer les lames délicates des éventails, avait contre-buté les barriques et les baquets de deux massives piles de moellons. Moellons improvisés comme le reste, et pris on ne sait où. Des poutres d’étai avaient été arrachées à la façade d’un maison voisine et couchées sur les futailles. Quand Bossuet et Courfeyrac se retournèrent, la moitié de la rue était déjà barrée d’un rempart plus haut qu’un homme. Rien n’est tel que la main populaire pour bâtir tout ce qui se bâtit en démolissant.
« Matelote et Gibelotte s’étaient mêlées aux travailleurs. Gibelotte allait et venait chargées de gravats. Sa lassitude aidait à la barricade ; elle servait des pavés comme elle eût servi du vin, l’air endormi.

« Rien de plus bizarre et de plus bigarré que cette troupe. L’un avait un habit veste, un sabre de cavalerie et deux pistolets d’arçon, un autre était en manches de chemise avec un chapeau rond et une poire à poudre pendue au côté, un troisième plastroné de neuf feuilles de papier gris et armé d’une alêne de sellier. Il y en avait un qui criait:
Exterminons jusqu’au dernier et mourrons au bout de notre bayonnette! Celui-là n’avait pas de bayonnette. Un autre étalait par-dessus sa redingote une buffleterie et une giberne de garde national avec le couvre-giberne, orné de cette inscription en laine rouge: ordre public. Force fusils portant des numéros de légions, peu de chapeaux, point de cravates, beaucoup de bras nus, quelques piques. Ajoutez à cela tous les âges, tous les visages, de petits jeunes gens pâles, des ouvriers du port bronzés. Tous se hâtaient, et, tout en s’entr’aidant, on causait des chances possibles, – qu’on aurait des secours vers trois heures du matin, – qu’on était sûr d’un régiment, – que Paris se soulèverait. Propos terribles auxquels se mêlaient une sorte de jovialité cordiale. On eût dit des frères; ils ne savaient pas les noms les uns des autres. Les grands périls ont cela de beau qu’ils mettent en lumière la fraternité des inconnus. »

Deux barricades sont construites en équerre, toutes deux appuyées sur le Corinthe, la grande sur la rue de la Chanverie, la petite sur la rue Mondétour. Jean Valjean arrive à son tour, dans l’intention de sauver Marius
La barricades et canonnée et attaquée. Le vieux Mabeuf est foudroyé lorsqu’il relève le drapeau rouge couché par la mitraille. Epomine « un peu amoureuse » de Marius meurt en le sauvant. Les munitions s’épuisent et Gavroche est tué à son tour en allant ramasser dans la rue les cartouches sur les cadavres des soldats.
Lorsque l’on s’aperçoit que l’insurrection ne prend pas, on se résout à résister jusqu’à la mort: « Montrons que, si le peuple abandonne les républicains, les républicains n’abandonnent pas le peuple. ». Quand on décide de faire partir les défenseurs en surnombre, personne ne veut partir, on oblige les pères de familles à quitter la barricade. Et le dernier acte se joue le 6 juin.

« Chacun choisit sa place comme au spectacle. On s’accote, on s’accoude, on s’épaule. Il y en a qui se font des stalles avec des pavés. Voilà un coin de mur qui gêne, on s’en éloigne ; voici un redan qui peut protéger, on s’y abrite. Les gauchers sont précieux ; ils prennent les places incommodes aux autres. Beaucoup s’arrangent pour combattre assis. On veut être à l’aise pour tuer et confortablement pour mourir.

« Les assaut se succédèrent. L’horreur alla grandissant. Alors éclata, sur ce tas de pavés, dans cette rue de la Chanvererie, une lutte digne d’une muraille de Troie. Ces hommes hâves, déguenillés, épuisés, qui n’avaient pas mangé depuis vingt-quatre heures, qui n’avaient pas dormi, qui n’avaient plus que quelques coups à tirer, qui tâtaient leurs poches vides de cartouches, presque tous blessés, la tête ou le bras bandé d’un linge rouillé et noirâtre, ayant dans leurs habits des trous d’où le sang coulait, à peine armés de mauvais fusils et de vieux sabres ébréchés, devinrent des Titans. La barricade fut dix fois abordée, assaillie, escaladée, et jamais prise.

« Le canon, sans faire de brèche praticable, avait assez largement échancré le milieu de la redoute ; là, le sommet de la muraille avait disparu sous le boulet, et s’était écroulé ; et les débris, qui étaient tombés, tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur, avaient fini, en s’amoncelant, par faire, des deux côtés du barrage, deux espèces de talus, l’un au dedans, l’autre au dehors. Le talus extérieur offrait à l’abordage un plan incliné.
« Un suprême assaut y fut tenté et cet assaut réussit. La masse hérissée de bayonnettes et lancée au pas de gymnastique arriva irrésistible, et l’épais front de bataille de la colonne d’attaque apparut dans la fumée au haut de l’escarpement. Cette fois c’était fini. Le groupe d’insurgés qui défendait le centre recula pêle-mêle. »


C’est dans le cabaret qu’ont lieu les derniers combats:

« Rien ne manqua à la prise d’assaut du cabaret Hucheloup ; ni les pavés pleuvant de la fenêtre et du toit sur les assiégeants et exaspérant les soldats par d’horribles écrasements, ni les coups de feu des caves et des mansardes, ni la fureur de l’attaque, ni la rage de la défense, ni enfin, quand la porte céda, les démences frénétiques de l’extermination.

« Quelques instants après, les soldats délogeaient les derniers insurgés au haut de la maison. Ils tiraillaient à travers un treillis de bois dans le grenier. On se battait dans les combles. On jetait des corps par les fenêtres, quelques-uns vivants. Deux voltigeurs ; qui essayaient de relever l’omnibus fracassé, étaient tués de deux coups de carabine tirés des mansardes. Un homme en blouse en était précipité, un coup de bayonnette dans le ventre, et râlait à terre. Un soldat et un insurgé glissaient ensemble sur le talus de tuiles du toit, et ne voulaient pas se lâcher, et tombaient, se tenant embrassés dans un embrassement féroce. Lutte pareille dans la cave. Cris, coups de feu, piétinement farouche. Puis le silence. La barricade était prise. »

Enjolras face au peloton, est rejoint par l’ivrogne Grantaire. Grantaire avait cuvé son vin pendant la bataille et, faute de n’avoir combattre, se précipite devant le peloton pour au moins partager d’exécution de son camarade. Marius seul est sauvé, emmené inconscient par Jean Valjean, dans ce qui donne à Hugo l’occasion de la troisième grande envolée épique du roman (après la bataille de Waterloo et la prise de la barricade): la traversée des égouts de Paris.

Gavroche et le vieux Mabeuf à la tête des insurgés
La barricade des « Misérables »

Le Chant des marais a pour titre original Moorsoldatenlied (Chant des soldats du marécage), ou Börgermoorlied (chant de Börgermoor). Le camp de Börgermoor, officiellement l’Emslandlager, était un camp de concentration nazi situé dans le Pays de l’Ems en Basse-Saxe. Ouvert dès le début de la répression politique en 1933, il fait office de camp de travail et est rattaché au camp principal de Papenburg. Les détenus du camp étaient pour la plupart des communistes, détenus à la suite des lois spéciales promulguées le lendemain de l’incendie du Reichstag. Le titre de la chanson évoque les travaux forcés à l’aide d’outils rudimentaires.

Le camp de Börgermoor

Les SA, puis SS qui reprirent la gestion du camp, exigeaient des prisonniers qu’ils chantent pour se rendre au travail. Le Moorsoldatenlied est né en août 1933 de la tradition concentrationnaire de faire chanter les détenus, et de la volonté de ceux-ci de rendre compte de leur condition, mais aussi de leur conviction de voir le régime nazi abattu. Ses auteurs, trois déportés communistes, l’apprirent à d’autres internés qui l’interprétèrent un jour devant les quelques 1000 prisonniers du camp, qui en reprirent le refrain… Le chant fut immédiatement interdit. Mais, au gré des transferts vers d’autres camps, des libérations d’internés allemands il se répandit dans tout le monde concentrationnaire. Les paroles de cette chanson ont été écrites par Johann Esser et Wolfgang Langhoff, la mélodie a été composée par Rudi Goguel.

Rudolf Oskar Goguel, né le 21 avril 1908 à Strasbourg. Employé dans le service publicité d’un fabricant de machines de Düsseldorf, il entre au parti communiste et à l’opposition syndicale révolutionnaire en 1930. Il est licencié en 1932 à cause de son engagement politique. Il est arrêté à l’arrivée au pouvoir des nazis et immédiatement déporté dans le camp de Börgermoor. Libéré en 1934, il entre dans la résistance clandestine communiste. Le 27 septembre 1934, il est arrêté pour la deuxième fois et condamné à dix ans de prison pour haute trahison. Il purge sa peine de 1934 à 1944 dans divers pénitenciers. A la fin de sa peine, le 27 septembre 1944, il est à nouveau déporté au camp de Neuengamme. Ce camp fut évacué début mai 1945 devant l’arrivée des forces alliées. Les déportés furent embarqués sur des bateaux dans la Baie de Lübeck. Goguel était à bord du bateau-prison Cap Arcona coulé par l’aviation britannique. Plusieurs milliers de déportés mourront noyés, Goguel est un des survivants. Après la guerre, Goguel milite pour le Parti communiste en Allemagne du sud. En 1949, il est candidat à l’élection du Bundestag pour le KPD, en 1952 il travaille à Berlin-est à l’Institut allemand pour l’Histoire contemporaine puis à l’Université Humboldt. Il meurt le 6 octobre 1976 à l’âge de 68 ans.

Rudolf

Johann Esser est né le 10 avril 1896 à Wickrath. Il a grandi dans un orphelinat et travaillé comme ouvrier textile. Après la Première Guerre mondiale qu’il a fait comme fantassin, il a travaillé comme mineur en basse Rhénanie. Membre du syndicat et du Parti communiste, il commence à écrire des poèmes et des récits sur le monde du travail. En 1933, il est enfermé par les nazis pour trahison au camp de Börgermoor. Dans les années suivantes, il a vécu avec sa famille, à cause des arrestations répétées et l’incapacité de trouver un emploi, une grande détresse économique. C’est vraisemblablement pour échapper aux persécution qu’il publiera des poèmes patriotiques. Après la guerre mondiale, il reprend son activité syndicale en Allemagne de l’ouest mais rompt avec le Parti communiste. Esser prend prend sa retraite en1960e et continue à publier des poèmes dans les journaux. Il meurt en 1971 à Moers.

Johann Esser

Wolfgang Langhoff est né le 6 octobre 1901 à Berlin. De 1915 à 1917 il travailla comme marin. Puis après la Première Guerre mondiale il trouva des emplois de figurant au théâtre de Königsberg où il eut rapidement des petits rôles. À partir de 1923 il était acteur à Hambourg, Wiesbaden et Düsseldorf. Membre du parti communiste, acteur dans une compagnie de théâtre militant, il est arrêté par la Gestapo le 28 février 1933 et déporté en juillet à Börgermoor. Il sera libéré le 31 mars 1934. Il s’exila en Suisse le 28 juin 1934, et trouva un emploi à l’Opéra de Zürich. Il publia Die Moorsoldaten, un des premiers livres sur les camps de concentration nazis. Après la guerre, il rentre à Berlin Est en 1945. Il prend la direction du Deutsches Theater à Berlin de 1946 à 1963.

Wolfgang Langhoff

tandis que le chant il se répandait en Allemagne, d’un camp de concentration à l’autre,
quelques déportés libérés à l’issue de leur condamnation, choisirent de s’exiler et le firent connaître en Angleterre ; c’est là qu’en 1936, le compositeur Hanns Eisler, collaborateur musical de Bertolt Brecht, en fit une adaptation pour le chanteur Ernst Busch. Celui-ci rejoignit en 1937 les Brigades internationales en Espagne, de sorte que le Moorsoldatenlied, chanté par les volontaires allemands des Brigades, acquit rapidement une grande notoriété.

Wohin auch das Auge blickt.
Moor und Heide nur ringsum.
Vogelsang uns nicht erquickt,
Eichen stehn kahl und krumm.
Wir sind die Moorsoldaten und ziehen mit dem Spaten ins Moor!

Hier in dieser öden Heide
ist das Lager aufgebaut,
wo wir fern von jeder Freude
hinter Stacheldraht verstaut.
Wir sind die Moorsoldaten und ziehen mit dem Spaten ins Moor!

Morgens ziehen die Kolonnen
in das Moor zur Arbeit hin,
graben bei dem Brand der Sonne,
doch zur Heimat steht der Sinn.
Wir sind die Moorsoldaten und ziehen mit dem Spaten ins Moor!

Heimwärts, heimwärts! Jeder sehnet
sich nach Eltern, Weib und Kind.
Manche Brust ein Seufzer dehnet,
weil wir hier gefangen sind.
Wir sind die Moorsoldaten und ziehen mit dem Spaten ins Moor!

Auf und nieder geh´n die Posten,
keiner, keiner kann hindurch,
Flucht wird nur das Leben kosten,
vierfach ist umzäunt die Burg.
Wir sind die Moorsoldaten und ziehen mit dem Spaten ins Moor!

Doch für uns gibt es kein Klagen,
ewig kann´s nicht Winter sein.
Einmal werden froh wir sagen: Heimat,
Du bist wieder mein!
Dann ziehn die Moorsoldaten nicht mehr mit dem Spaten in´s Moor!
Dann ziehn die Moorsoldaten nicht mehr mit dem Spaten in´s Moor!

Pierre commémorative sur le site du camp de Börgermoor, portant la première strophe du

La version française (qui connait quelques variantes, est davantage une adaptation qu’une traduction). Voici la plus fréquente :

Loin dans l’infini s’étendent
Les grands prés marécageux,
Pas un seul oiseau ne chante
Dans les arbres secs et creux.
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher.

Dans ce camp morne et sauvage
Entouré de fils de fer,
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert.
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher.

Bruits de pas et bruits des armes
Sentinelles jour et nuit
Et du sang, des cris, des larmes,
La mort pour celui qui fuit.
Ô terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher.

Mais un jour dans notre vie,
Le printemps refleurira,
Liberté, liberté chérie
Je dirai :« Tu es à moi ! »
Ô terre d’allégresse
Où nous pourrons sans cesse,
Aimer, aimer.

Le camp de Börgermoor
Rudolf
Johann Esser
Wolfgang Langhoff
Pierre commémorative sur le site du camp de Börgermoor, portant la première strophe du

Patrice Lumumba a d’abord travaillé comme employé de bureau d’une société minière, où il découvre le pillage colonial des ressources congolaises, puis comme journaliste. Autodidacte, exception faite pour un an de formation professionnelle à l’Ecole postale de Kinshasa (alors Léopoldville), grand lecteur, il crée en 1955 l’Association du personnel indigène de la colonie et se lie à la fraction de la bourgeoisie belge qui veut faire évoluer le Congo belge, en développant un enseignement public. Il croit alors à une évolution pacifique du système colonial. En 1956, quelques mesures de libéralisation (autorisation des syndicats et partis politiques dans la colonie) l’encouragent en ce sens.

Patrice Lumumba

En 1958, l’image méprisante et paternaliste fait aux Congolais à l’Exposition universelle de Bruxelles le heurte. Il se rapproche des milieux anti-colonialistes et, dès son retour au Congo, il crée le Mouvement National Congolais (MNC). Il participe à la Conférence panafricaine des Peuples, à Accra où il prononce un discours marquant : « Malgré les frontières qui nous séparent, malgré nos différences ethniques, nous avons la même conscience, la même âme qui baigne jour et nuit dans l’angoisse, les mêmes soucis de faire de ce continent africain un continent libre, heureux, dégagé de toute domination colonialiste. Nous sommes particulièrement heureux de constater que cette conférence s’est fixé comme objectif: la lutte contre tous les facteurs internes et externes qui constituent un obstacle à l’émancipation de nos pays respectifs et à la réunification de l’Afrique. Parmi ces facteurs, on trouve notamment, le colonialisme, l’impérialisme, le tribalisme et le séparatisme religieux qui, tous, constituent une entrave sérieuse à l’éclosion d’une société africaine harmonieuse et fraternelle. »

De retour au Congo, il organise une réunion pour rendre compte de cette conférence et il y revendique l’indépendance devant plus de 10.000 personnes. En octobre 1959, le MNC et d’autres partis indépendantistes organisent une réunion à Stanleyville (Kisangani). Les autorités belges tentent de s’emparer de Lumumba, ce qui provoque une émeute qui fait une trentaine de morts. Lumumba est arrêté quelques jours plus tard, jugé et condamné à 6 mois de prison.
En janvier 1960, une table ronde est organisée à Bruxelles réunissant les principaux représentants de l’opinion congolaise a lieu à Bruxelles, et Lumumba est libéré pour y participer. Confronté à un front uni des représentants congolais, le gouvernement accorde, à la surprise de ceux-ci dans la plus totale improvisation l’indépendance qui est fixée au 30 juin 1960.

Lumumba à Bruxelles en 1960

Aux élections de mai 1960, le MNC remporte le plus de voix. Lumumba est nommé premier ministre, la présidence revenant au dirigeant des Bakongos, majoritaires dans la région de Léopoldville (Kinshasa), Joseph Kasavubu.
Le 30 juin, lors de la cérémonie d’accession à l’indépendance du pays, Baudouin prononce le discours paternaliste de circonstance et au lieu de lui répondre sur le mode de la gratitude pour « l’oeuvre civilisatrice », Lumumba prononce un discours réquisitoire : « Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d’élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres.
(…) Qui oubliera, enfin, les fusillades où périrent tant de nos frères, ou les cachots où furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d’une justice d’oppression et d’exploitation ! »

Son discours a un profond écho dans les population congolaises, des mutineries éclatent chez les soldats et des émeutes visent les biens des colons et les colons eux-mêmes. Et tandis que Lumumba décrète l’expulsion des officiers belges de l’armée congolaise, la Belgique envoie, avec l’approbation et la logistique de l’OTAN, 11.000 militaires « pour rétablir l’ordre au Congo ». Les milieux coloniaux, s’appuyant sur l’intervention belge, encouragent la sécession de la riche province du Katanga, fief de l’Union Minière. Le dirigeant local, Tshombé, reçoit l’assistance des sociétés coloniales, des militaires et des barbouzes belges. L’URSS et les pays du tiers-monde dénoncent l’intervention belge et la sécession katangaise, et soutiennent le gouvernement Lumumba.

Lumumba le 1er stepembre 1960 à Stanleyville

Le 4 septembre 1960, Kasavubu, sous la pression des occidentaux, révoque Lumumba. Mais le conseil des ministres et le Parlement votent une motion de maintien de Lumumba et celui-ci révoque Kasavubu pour haute-trahison.
Entre-temps, l’ONU vote l’intervention de troupes internationales d’interposition : c’est la naissance des « Casques Bleus ». Mais devant la passivité de l’ONU, Lumumba a fait appel aux Soviétiques pour affronter la sécession du Katanga. Craignant une influence communiste, le CIA tente une première fois d’assassiner Lumumba et surtout appuie (voire organise) un coup d’État qui met le colonel Mobutu au pouvoir.

Mobutu assigne à résidence Lumumba. Le 27 novembre, Lumumba s’échappe avec sa famille mais il est arrêté à Lodi, ramené à Léopoldville où il est détenu dans un camp militaire. Le 17 janvier 1961, à l’instigation de responsables coloniaux et militaires belges, Lumumba et deux de ses partisans, Maurice Mpolo et Joseph Okito, sont conduits par avion au Katanga et livrés aux autorités locales. Lumumba, Mpolo et Okito seront conduits dans une petite maison d’Elisabethville (Lubumbashi), où ils seront torturés par des responsables katangais, dont Tshombé en personne, mais aussi des policiers et des officiers belges. C’est sous le commandement d’un officier belge que Lumumba et ses camarades sont abattus. Les barbouzes belges vont ensuite dissoudre les corps dans l’acide.

Lumumba prisonnier

Plusieurs des partisans de Lumumba seront exécutés dans les jours qui vont suivre, avec la participation de militaires ou mercenaires belges. L’assassinat de Lumumba déclenche une insurrection qui se transforme en guerre populaire sous la direction d’un ancien ministre de Lumumba, Pierre Mulele, proche de la Chine populaire. Les maquis de Mulele contrôleront près de 70 % du Congo avant d’être écrasés par l’armée de Mobutu, soutenue par la Belgique et les USA. Mulele, qui a quitté un moment le maquis pour rencontrer des lumumbistes au Congo-Brazzaville, se voit ordonné par le gouvernement de rentrer au Congo où Mobutu a promis l’amnistie. Mais Mobutu le fait torturer à mort: on lui arrache les yeux, les oreilles, le nez, les parties génitales, puis on l’ampute de ses membres un à un.

Le discours de Patrice Lumumba à la cérémonie d’indépendance :

Patrice Lumumba
Lumumba à Bruxelles en 1960
Lumumba le 1er stepembre 1960 à Stanleyville
Lumumba prisonnier

La Pinkerton National Detective Agency est une agence américaine privée de détectives créée par Allan Pinkerton en 1850 qui fait régner la loi, faute de police, au Far West. Dès 1877, elle se met au service du patronat pour briser le mouvement syndical naissant dans tout le pays. Ses agents sont payés pour infiltrer les syndicats et les usines, pour briser les piquets de grève, pour faire entrer de force les jaunes dans les usines en grève, etc. Les Pinkertons jouèrent un rôle de provocateur en 1886 dans le massacre de Haymarket, à Chicago, qui est à l’origine de la journée de grève internationale du 1er mai (voir ici l’épisode du feuilleton consacré à cet épisode).

Les Pinkertons escortent des briseurs de grève à Buchtel (1884)

Pinkerton s’illustra lamentablement en 1892, dans la deuxième plus grande bataille de l’histoire du syndicalisme aux États-Unis (après celle de Blair Mountain) : la grève de Homestead. Cette lutte opposait la Amalgamated Association of Iron and Steel Workers (AA) à la Carnegie Steel Company.
L’AA, forte de 25.000 membres, était à l’époque l’organisation syndicale la plus puissante du mouvement ouvrier américain. Au cours des années 1880, l’AA s’implique dans les aciéries de Homestead. Le directeur de l’une d’elle, l’usine Carnegie Steel, Henry Clay Frick, s’était donné pour but de briser le syndicat.
Le 1er juillet 1889, l’échec des négociations d’une nouvelle convention collective entraîne une grève de l’AA. Les grévistes s’emparent de la ville et le 10 juillet, avec l’aide de milliers d’habitants, repoussent des briseurs de grèves engagés par la compagnie.
La convention collective négociée suite à cette grève prit fin le 30 juin 1892. L’industrie de l’acier se portant bien, l’AA demande une augmentation de salaire pour ses membres. A l’inverse, Frick propose une baisse de salaire ainsi que la coupure de postes prévus par la convention précédente.
Frick avait préparé la lutte : il avait accumulé des stocks de marchandises. Dès janvier, il avait fait construire autour de l’usine une clôture surmontée de barbelés. Des tours de gardes avec des phares étaient construites près de chaque bâtiments. En avril, il charge l’agence Pinkerton d’assurer la sécurité des installations.
Le 29 juin, Frick lock-oute toute l’usine.
Dans l’assemblée générale tenue le lendemain 3000 ouvriers sur 3500 votent la grève (alors que seuls 800 étaient affiliés à l’AA). Tandis que la compagnie publie des annonces pour trouver des briseurs de grève dans les journaux, jusqu’à Boston, Saint-Louis et même en Europe, les grévistes décident de garder l’usine fermée. Il s’emparent de plusieurs embarcations afin de patrouiller sur la rivière Monongahela qui longe les installations. Ils établissent des piquets de grève et effectuent des tours de garde 24 heures sur 24. Les ferry et trains sont surveillés pour prévenir l’arrivée de jaunes. Les étrangers sont interrogés sur leur présence en ville et ceux qui n’étaient pas attendus sont escortés hors des limites de la ville.
Le 4 juillet, Frick demande formellement l’intervention du shérif, qui ordonne en vain aux lockoutés de laisser entrer les briseurs de grève dans l’usine.
La nuit du 5 juillet, à 22h30, 300 Pinkertons armés de Winchester, recrutés par Frick avec l’aval du shérif, remontent la rivière dans deux embarcations pour chasser les grévistes de l’usine. L’AA est mise au courant. Une petite flotte d’embarcations de grévistes descend la rivière à la rencontre des agents. Ils tirent quelques coups au hasards vers les embarcations des agents, puis alertent les autres. Les grévistes font hurler la sirène de l’usine à 2h30. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants accourent sur les lieux.
Les agents, voulant bénéficier du couvert de l’obscurité, tentent de mettre pied à terre aux environs de 4 heures du matin. Des coups de feu sont échangés. Les deux premiers blessés sont le chef des Pinkerton et un travailleur. À ce moment, les Pinkertons ouvrent le feu sur la foule, tuant deux personnes et en blessant 11 autres. La foule riposte, tue également 2 personnes et en blesse 12. Les grévistes se cachent derrière des installations et les agents percent des trous à travers les côtés des embarcations afin de pouvoir tirer sur tout ce qui peut les approcher. Les grévistes se mettent à construire un rempart plus haut sur la rive à l’aide de poutres d’acier. Les Pinkertons rembarquèrent mais, attaqués de tous côtés, ils durent se rendre. La foule furieuse les roua de coups, les ramena en ville et ils quittèrent la ville ignominieusement, par train spécial, le lendemain.

Un des postes de tir des grévistes


Les Pinkertons après leur reddition

Les grévistes gardant le contrôle des environs, l’Etat finit par s’en mêler : le gouverneur (qui avait été élu avec l’appui de Carnegie) dépêcha la milice : 6000 hommes équipés des armes les plus récentes. Les principaux responsables de la grève furent accusés de meurtre. 160 autres grévistes furent jugés pour divers crimes. Tous furent acquittés par des jurys compréhensifs.
Cependant, les miliciens avaient permis l’entrée des jaunes dans l’usine. Ils y arrivaient souvent dans des wagons blindés en ignorant pour la plupart leur destination. L’usine produisait de l’acier tandis que les grévistes épuisaient leurs ressources. Après quatre mois, ils acceptèrent de retourner au travail et les meneurs furent mis sur liste noire… L’AA ne se remis jamais de cette défaite, le nombre de ses affiliés passa en un an de 25.000 à 8.000.
Au cours de la grève, Alexander Berkman, un jeune anarchiste de New York décida en accord avec quelques anarchistes, dont sa compagne Emma Goldman, de se rendre à Pittsburgh pour abattre Henry Clay Frick. Il réussit à pénétrer dans son bureau mais il ne fit que le blesser. Berkman fut capturé, emprisonné et finalement jugé pour tentative de meurtre. Il passa quatorze ans au pénitencier de l’Etat.

Alexander Berkman tire sur Henry Clay Frick

La débacle des Pinkertons à Homestead n’empêcha pas l’agence de rester le fer de lance des luttes anti-syndicales. C’est ainsi que l’été 1917 à Butte, dans le Montana, ils brisent la grève des mineurs de l’Anaconda Copper Company. Il est probable que le commando qui enleva et assassinat (en le pendant à un pont) le dirigeant de la grève, Frank Little, était composé de Pinkertons. C’est d’ailleurs pour ne pas collaborer aux campagnes anti-grèves que Dashiell Hammett démissionna de l’agence Pinkerton. Aujourd’hui, l’agence Pinkerton emploie 48 000 détectives. Elle a été rachetée en 2003 par la multinationale suédoise de la sécurité : le groupe Securitas AB (320.000 salariés).

Les Pinkertons escortent des briseurs de grève à Buchtel (1884)
Un des postes de tir des grévistes
Les Pinkertons après leur reddition
Alexander Berkman tire sur Henry Clay Frick

Début 1912, la police enregistre ses premiers succès contre la bande à Bonnot. Le 30 mars 1912, Soudy est arrêté, le 4 avril, Carouy, le 7 avril Callemin, et le 24 avril Monier. Ce même 24 avril, Louis Jouin, sous-chef de la Sûreté qui est chargé de l’affaire, perquisitionne au domicile d’un anarchiste. Il tombe sur Bonnot qui le tue à coup de revolver puis parvient à s’enfuir. Mais le 27 avril, Bonnot est repéré et encerclé dans un pavillon de Choisy-le-Roi. Bonnot se barricade et fait le coup de feu, un long siège commence, mené en personne par le préfet de police, Louis Lépine. De plus en plus de troupes diverses arrivent, jusqu’à un régiment de Zouaves avec sa mitrailleuse Hotchkiss dernier cri. Finalement, la police décide de faire sauter la maison : progressant à l’abri d’un charrette de paille, un militaire dépose et fait exploser une charge de dynamite. L’assaut est donné. Bonnot, blessé dans l’explosion, parvient encore à les accueillir à coup de revolver avant d’être mortellement blessé.

Le siège de Choisy-le-Roi


Explosion de dynamite contre le refuge de Bonnot, retranché au premier étage

Les deux derniers membres du groupe, Valet et Garnier, sont localisé le 14 mai 1912 dans un pavillon de Nogent-sur-Marne. Un nouveau siège commence, pratiquement identique à celui de Choisy. Pendant plus de 9 heures, Valet et Garnier tiennent en respect une petite armée. Du haut du viaduc, André Kling, le directeur du Laboratoire municipal de chimie, jette des paquets explosifs de mélinite, en vain. Finalement, un régiment de dragons parvient à faire sauter la villa. La police, ayant donné l’assaut, achève les deux anarchistes.
À la suite de ces sièges, le préfet Lépine institue le 26 mai 1912 une Commission Spéciale, qu’il préside, chargée de «proposer tout moyen propre à réduire les bandits ou les fous dangereux». Lépine était du genre innovateur (il a fondé le concours Lépine primant les inventions): il avait mis en place la permanence dans les commissariats, crée la brigade fluviale ainsi que les brigades cyclistes, fait installer 500 avertisseurs téléphoniques, instauré les passages piétons, les sens uniques et les sens giratoires, encouragé les premiers développements de la police scientifique.

Louis Lépine

La commission fut composée d’un membre de l’Institut Pasteur, d’un membre de l’Académie de médecine, du fameux André Kling, directeur du laboratoire municipal de la ville de Paris, d’un officier de la section technique du génie, et du chef du laboratoire municipal. La Commission propose de doter les forces d’une brigade spéciale de la Police Judiciaire d’une arme chimique contenant un gaz lacrymogène dénué de propriétés « asphyxiantes ou délétères » ce sera l’origine de la la « Brigade des gaz ».

La commission bénéficia des recherches militaires. Le Comité et de la Direction de l’artillerie avait créé en novembre 1905 une commission secrète pour l’étude de « gaz ne tombant pas sous le coup de la convention de La Haye, c’est à dire ni asphyxiants, ni délétères, de gaz simplement puants mais qui devaient sentir tellement mauvais que toute position devrait devenir intenable ». Parmi toutes les substances sélectionnées, une trentaine furent essayées, et parmi celles recommandée, l’éther bromacétique connu depuis 1850 pour ses propriétés irritantes. Une Commission d’étude du Génie expérimenta à partir de 1909 des dispositifs de diffusion de gaz susceptibles de rendre intenable une position fortifiée et d’en chasser ses occupants. Deux types de grenades et un pistolet lance-grenades furent étudiés.

La commission instaurée par Lépine adopta l’éther bromacétique. La préfecture de police organisa à partir de septembre 1913 des tests et des exercices, puis sa Brigade des gaz (qui exista jusqu’en 1939) l’utilisa avec succès pour neutraliser les individus barricadés. Devant le succès de cet équipement, l’Établissement central du matériel du Génie décida le 8 juillet 1913 que l’armée française adopterait des grenades suffocantes (le terme lacrymogène n’apparait qu’en 1915) sur le modèle en usage à la police. Le corps était toujours en laiton étamé intérieurement et la projection de l’éther bromacétique était assuré soit par une légère charge de poudre soit par un détonateur. Elle utilisa ces gaz en août 14 en Alsace contre l’armée allemande, sans grand succès, faute d’atteindre des concentrations efficaces.

Grenade suffocante française, adoptée par l’établissement central du matériel du génie, le 8 juillet 1913

Si l’usage militaire des gaz lacrymogènes fut réduit (à la différence des gaz asphyxiants), leur usage policier se généralisa à travers le monde à partir des années 1920. Ce n’est cependant qu’à partir des années 1930 que les gaz lacrymogènes commenceront à être utilisés pour disperser les manifestations.

1934: La police de Minneapolis use de gaz lacrymogène contre les grévistes des transports

Le siège de Choisy-le-Roi
Explosion de dynamite contre le refuge de Bonnot, retranché au premier étage
Louis Lépine
Grenade suffocante française, adoptée par l'établissement central du matériel du génie, le 8 juillet 1913
1934: La police de Minneapolis use de gaz lacrymogène contre les grévistes des transports

C’est sur base des recherches décrite dans l’épisode précédent de notre feuilleton que fut rédigé le manuel d’interrogatoire KUBARK. Parfois très détaillé, parfois très allusif. C’est ainsi que la torture visant à amollir et stresser le sujet n’est évoqué qu’incidemment, par exemple au détour d’instruction sur l’installation électrique requise. La CIA n’a jamais hésité à recourir à la torture, et avait même un cours de torture à Fort Bragg. Mais sous la torture la victime a tendance à raconter n’importe quoi pour faire stopper la souffrance. KUBARK vise à ce que le sujet donne volontairement toutes les informations espérées, et mêmes celles dont l’interrogateur ne soupçonnait pas l’existence.

Au sommaire du manuel KUBARK

Pour provoquer le syndrome DDD, c’est la peur de la torture, la menace permanente d’être à nouveau torturé qui opère. Un procédé privilégié est d’obliger le prisonnier à rester dans des positions douloureuses. La détermination morale à résister et son désir de s’effondrer afin que la douleur cesse, enferme le sujet dans un combat autodestructeur. La douleur auto-infligée permet d’éviter le mécanisme par lequel le sujet entre en confrontation directe avec son tortionnaire, lui opposant sa résistance. On enlève au torturé la possibilité de se confronter à une volonté adverse. C’est un technique que l’on a vu employer à une grande échelle à Abou Ghraib.

Le sous-officier Charles Graner, de la police militaire, considéré comme le responsable des sévices à Abou Ghraib, affirmait avoir obéir aux ordres qui lui demandaient d’

KUBARK a fondé la torture psychologique contemporaine en détaillant ses treize éléments de base : 1) l’isolement ; 2) la débilitation psychologique ; 3) la désorientation spatiale ; 4) la désorientation temporelle ; 5) la désorientation sensorielle ; 6) la privation sensorielle ; 7) le désespoir provoqué ; 8) l’assaut sensoriel (par exemple par sur-stimulation, comme dans le cas de la torture par le son) ; 9) les menaces (dont les simulacres d’exécution) ; 10) les traitements bestiaux (où le sujet est ramené au rang d’animal) ; 11) les humiliations sexuelles et les viols ; 12) les profanations (forcer les victimes à assister ou à accomplir des dégradations de ce qu’elles considèrent comme sacré) ; 13) la manipulation pharmacologique. Ces éléments permettent l’application de trois principes.

Premier principe : la désorientation ou la confusion, bouleverser les attentes et les réactions conditionnées de la personne interrogée. Elle est habituée à un monde qui fait sens, prévisible et s’y ancre pour préserver son identité et sa capacité de résistance. Dans l’espace clos de la détention, l’entreprise de déstabilisation passe d’abord par une perturbation systématique des régularités temporelles : horloges trafiquées, qui avancent puis retardent, horaires irréguliers, nuits à géométrie variable… La texture même du réel est attaquée, les rythmes habituels sont détraqués pour plonger le sujet dans un état de désorientation.
Cette stratégie de dissolution des cadres se prolonge aussi dans la sphère sociales. La cible est privée de ses repères logiques et sémantiques ordinaires : la bombarder de questions absurdes et incohérentes, lui faire des demandes contradictoires et farfelues, prendre un ton de voix qui dément la teneur des propos tenus… Le sujet va s’ingénier à donner du sens à une situation devenue mentalement insupportable. Il s’épuisera dans une tâche d’interprétation sans fin.

Deuxième principe : celle du rétrécissement du monde. La mise à l’isolement commence par la confiscation de tous les effets personnels (les symboles de la vie passée peuvent être une source de force morale). Le sentiment de cette séparation doit être intensifié, par tous les moyens, de sorte que le prisonnier en vienne à se persuader qu’il est coupé de toutes forces amies capables de le soutenir. Mais on ne veut pas seulement le couper du monde. On lui en recrée aussi un autre à la place. À mesure que l’ambiance et les repères du monde extérieur se font plus lointains, leur importance pour la personne interrogée se réduit. Ce monde est alors remplacé par la salle d’interrogatoire, ses deux occupants et leur relation. Le sujet se fonde de plus en plus sur les valeurs du monde de l’interrogatoire, plutôt que sur celles du monde extérieur.
Priver le sujet de monde ne signifie pas seulement le couper de son univers familier et de ses proches, mais aussi de tout horizon de conscience plus vaste, géographique et historique, affectif et politique. Fabriquer des individus esseulés ou recroquevillés dans de petits mondes aux préoccupations à la fois vitales et mesquines ; faire s’enfermer mentalement les sujets dans des univers à quelques personnages, dont les micro-drames éclipsent ceux du monde.

Ulrike Meinhof subit une programme voisin de KUBARK: isolement total, anesthésies de force, une cellule insonorisée et sans fenêtre, lumière artificielle s’allume de telle manière à briser le cycle du sommeil.

Troisième principe : l’autoprédation, qui correspond au procédé, déjà évoqué, de l’autodouleur. Il faut que le sujet se fasse le bourreau de soi-même, et les effets en seront démultiplié par la culpabilisation: On lui demandera au sujet, sur un ton plein de sollicitude : « Mais pourquoi donc te fais-tu ça ? »

Lorsque les Américains entendirent tester in vivo, en 1971, au Vietnam, l’efficacité de KUBARK sur un résistant communiste, Nguyen Van Tai, qui avait résisté aux tortures physiques les plus extrêmes. ils lui firent construire une cellule particulière et une chambre d’interrogatoire, toutes les deux complètement blanches, un espace totalement nu, hormis une table, une chaise, un trou percé pour les toilettes, avec des caméras de surveillance et des micros omniprésents pour pouvoir enregistrer tous ses faits et gestes.
Enfermé et torturé trois ans dans ce cube sans fenêtres, Tai parvint à tenir bon en organisant, de façon méthodique et obstinée, un rituel de petits contre-poisons quotidiens. Il se réveillait automatiquement tous les jours à 6 heures du matin, récitait alors en silence les paroles de l’hymne nord-vietnamien, effectuait des exercices physiques, composait des poèmes et des chansons dans sa tête, et saluait une étoile qu’il avait grattée sur son mur pour représenter le drapeau nord-vietnamien.
Entretenir le souvenir de la conscience du monde était indispensable pour ne pas se laisser enfermer, mentalement aussi, dans le cube blanc que les interrogateurs avaient assigné à son existence. Il répétait cette routine toute la journée, puis à 10 heures, tous les soirs, il se mettait au lit. On peut interpréter les rituels de cette discipline personnelle comme autant de techniques de contre-conditionnement, mises en œuvre par le sujet lui-même, en réponse au conditionnement externe que l’on essayait de lui faire subir.

Nguyen Van Tai, qui a survécu à la guerre et a pu décrire son expérience dans les mains de la CIA

Pour en savoir plus:

Éditions ZONE
Paru le 7 juillet 2012
192, pages, 16 euros
ISBN : 2-355-22045-X

Le sous-officier Charles Graner, de la police militaire, considéré comme le responsable des sévices à Abou Ghraib, affirmait avoir obéir aux ordres qui lui demandaient d'
Ulrike Meinhof subit une programme voisin de KUBARK: isolement total, anesthésies de force, une cellule insonorisée et sans fenêtre, lumière artificielle s’allume de telle manière à briser le cycle du sommeil.
Nguyen Van Tai, qui a survécu à la guerre et a pu décrire son expérience dans les mains de la CIA
Le manuel d’interrogatoire de la CIA – Seconde partie

En 1954, les autorités de Washington furent choqués quand des soldats américains faits prisonniers lors de la guerre de Corée déclarèrent vouloir rester en zone communiste, reniant publiquement les USA. Pour les Américains, la dénonciation de la guerre impérialiste par ces soldats ne pouvait être sincère. Les communistes pouvaient donc « laver les cerveaux », modeler les personnalités et les consciences. Les USA ne pouvaient continuer à se laisser distancer dans ce nouveau domaine de la course aux armement: la Brain Warfare, la guerre du cerveau était lancée.
Il allait aboutir au « Kubark Counterintelligence Interrogation » (KUBARK est le nom de code que la CIA s’était donné pendant la guerre froide), un manuel exposant la manière de briser la volonté d’un prisonnier. Rédigé en 1963, il fut déclassifié 1997 (en partie seulement, la CIA censurant de nombreux passages) suite à une démarche de journalistes invoquant la loi sur la liberté de l’information.

En 1954, 31 prisonniers de guerre US firent le choix de rester en zone communiste; certains y fondèrent un famille, d’autres rentrèrent ultérieurement aux USA

La CIA ne partait pas de zéro. En 1950, avec le programme Bluebird, elle avait administré des milliers de doses de LSD, une substance qui venait d’être découverte à des cobayes. Le programme fut rebaptisé Artichoke puis MK-Ultra. La CIA tua plusieurs de ses cobaye, en rendit fou ou handicapé de nombreux autres, mais dû finalement admettre que le LSD n’était pas l’outil adéquat pour « retourner » un prisonnier ou lui faire révéler ses secrets.
En avril 1956, deux professeurs de médecine de l’université Cornell, Harold Wolff et Lawrence Hinkle, remirent à la CIA un rapport sur les « méthodes de contrôle communistes ». Selon eux, la clé des méthodes communistes étaient un héritage des techniques tsaristes. L’isolement, combiné avec le stress des interrogatoires, plongeait les prisonniers dans le syndrome « DDD », pour Debility, Dependency and Dread: faiblesse (physique et psychique), dépendance et détresse. Des sujets affectés du syndrome DDD sont désespérément dépendants de leurs geôliers pour la satisfaction de leurs besoins de base, ils éprouvent des réactions de peur et d’anxiété intenses. Selon le rapport, les communistes n’appliquaient ces techniques que de manière routinière et empirique. Il était possible de faire mieux en les refondant sur une base scientifique.

Air du temps: dans The Manchurian Candidate (roman de 1959, film de 1962), les communistes lavent le cerveaux de prisonniers de guerre américains pour en faire leurs créatures.

En 1955, la CIA avait créé une fondation écran, la Society for the Investigation of Human Ecology, qui injecta dans les universités des millions de dollars pour financer les recherches. Le docteur Donald Hebb, de l’université McGill, étudia les effets de l’isolement radical. Après quelques heures passées à porter un casque isolant sur les oreilles, confinés dans une sorte de caisson fermé, les yeux obstrués, le corps recouvert de mousse, les sujets éprouvaient des difficultés de concentration, des troubles des facultés cognitives, des hallucinations visuelles, l’impression d’être détachés de leur corps – l’identité même du sujet avait commencé à se désintégrer.

Expérience de privation sensorielle

Ces expériences furent reprises et radicalisées par le docteur Ewen Cameron, directeur de l’Allan Memorial Institute of Psychiatry à Montréal. En 1957, son étude sur les « effets de la répétition de signaux verbaux sur le comportement humain » fut financée par la Society for the Investigation of Human Ecology et intégré au projet MK-Ultra. Cameron testa pendant des années sur des patients non consentants sa méthode visant à effacer leur personnalité. Les individus étaient plongés dans des comas artificiels, soumis à des séances d’électrochocs à répétition, enfermés pendant des jours dans des boîtes de privation sensorielle et exposés à des messages audio diffusés en boucle du type « Ma mère me hait ». Les cobaye de Cameron ont souffert toute leur vie des effets de ses expériences.

Donald Ewen Cameron, ancien président de l’American Psychiatric Association, de la Canadian Psychiatric Association et de la World Psychiatric Association – qui fit pour la CIA des expériences cruelles sur ses patients à leur insu

L’essentiel pour la CIA était la preuve que l’isolement radical et la privation sensorielle désorientaient et affaiblissaient les sujets, provoquaient une régression psychique rendant réceptif à la suggestion. Et à ce stade, les techniques de l’entretien psychiatrique étaient les plus efficaces pour prendre le relais. En résumé: il fallait provoquer le déséquilibre psychiatrique, en réduisant le sujet à un noeud d’angoisses, de stress et de dépendance, puis le « rééquilibrer » dans le sens voulu. Répondre aux questions de l’interrogateur apportant le soulagement.

(à suivre)

En 1954, 31 prisonniers de guerre US firent le choix de rester en zone communiste; certains y fondèrent un famille, d'autres rentrèrent ultérieurement aux USA
Air du temps: dans The Manchurian Candidate (roman de 1959, film de 1962), les communistes lavent le cerveaux de prisonniers de guerre américains pour en faire leurs créatures.
Expérience de privation sensorielle
Donald Ewen Cameron, ancien président de l'American Psychiatric Association, de la Canadian Psychiatric Association et de la World Psychiatric Association - qui fit pour la CIA des expériences cruelles sur ses patients à leur insu